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samedi 6 juin 2015

"Nous allons faire des choses difficiles et vous allez y arriver"


A l'heure où l'on discute d'une énième et tout aussi désastreuse réforme de l'éducation (Réforme des collèges) que les précédentes, la réflexion de Cécile Ladjouli mets un salutaire coup de pied dans la formidable démagogie qui tient lieu de philosophie éducative en France.
Un excellent entretien paru dans l'Express





Professeur dans plusieurs établissements difficiles de la Seine-Saint-Denis, Cécile Ladjali y a multiplié les prouesses. Elle participe à partir de ce 27 mai au Festival du mot, à La Charité-sur-Loire. Interview.

Enfant adoptée, issue d'un milieu modeste et affectée de troubles de l'orthographe : pour partir dans la vie, il y a mieux... Pourtant, après avoir frôlé l'échec scolaire, Cécile Ladjali a réussi l'agrégation de lettres modernes et multiplié les prouesses dans l'enseignement. Ses maîtres mots ? "Exigence", "cours magistral", "culture classique". Un discours conservateur, qu'elle a appliqué - avec succès - dans quelques établissements difficiles de la Seine-Saint-Denis. Avec elle, les élèves ont écrit des pièces jouées à Paris, publié des recueils de poèmes, adapté pour le théâtre des textes obscurs.
Un parcours hors normes, qui lui vaut aujourd'hui d'être romancière, essayiste, éditrice, professeur à la Sorbonne. Et de participer au Festival du mot, à La Charité-sur-Loire, organisé du 27 au 31 mai pour fêter, de manière ludique, la langue française.
Vous êtes romancière, essayiste, professeur de lettres... Avez-vous toujours été à l'aise avec la langue française?
Pas vraiment. J'étais dysorthographique : je ne photographiais pas les mots. Pour cette raison, j'ai longtemps commis de nombreuses fautes. Pour réussir l'agrégation et passer mon doctorat, il m'a fallu maîtriser l'orthographe en ayant recours à des modes de déduction par le latin, l'étymologie, la grammaire... Je me rassure en me disant que de grands écrivains, comme Proust et Balzac, souffraient aussi d'une mauvaise orthographe. [Elle rit.]
Vous n'hésitez pas à dire que le français vous a sauvé la vie...
C'est vrai. Mes parents biologiques sont iraniens, mais ma mère n'a pu me garder et j'ai été adoptée. Or mon père, franco-kabyle, avait lui-même une identité compliquée.
En 1958, pendant la guerre d'Algérie, il a été enrôlé dans l'armée française et a été conduit à tirer contre ses cousins : cela l'a anéanti. Résultat : parce qu'il n'était pas au clair avec ses origines, il n'a pas pu me parler des miennes. Ce manque d'explications m'a perturbée, au point de devoir me raconter pour me comprendre dans un roman autobiographique, Shâb ou la nuit (1). Ce livre m'a permis de sortir du silence, de l'omerta familiale, et de dire qui j'étais. Oui, le français m'a sauvé la vie, ce qui peut sembler paradoxal pour une ancienne mauvaise élève.
Vous, une agrégée de lettres modernes?
Oui. J'étais nulle en maths, notamment, et cela se répercutait sur les autres matières. J'écrivais de belles rédactions, mais on me soupçonnait de les avoir recopiées - et je finissais par en être persuadée - tant et si bien que, pour se débarrasser de moi, l'on m'a orientée vers une filière technologique. Heureusement, mon nouveau professeur de français m'a repérée et le directeur de l'établissement réorientée in extremis vers un bac littéraire. Mon père était alors en train de mourir. Au fond, ce n'est qu'après son décès que je me suis autorisée à être bonne en classe. De même, il me faudra attendre celui de ma mère pour oser écrire des livres.
Pour quelle raison?
Mes parents étaient extrêmement intelligents, aimants, admirables, mais il n'y avait que très peu de livres à la maison. Longtemps, j'ai simplement voulu être leur fille, leur ressembler, ne pas les trahir. Il m'a donc fallu passer par les mots pour savoir qui j'étais vraiment et construire mon destin. C'est pourquoi j'éprouve une certaine tendresse pour les élèves en difficulté. Comment peut-on affirmer que tel gamin de 15 ans ne réussira jamais ? On n'en sait rien !
Et vous avez essayé de le prouver, notamment en Seine-Saint-Denis...
Oui. Au début de ma carrière, j'ai été nommée à Noisy-le- Grand, à Drancy, à Bobigny... Très vite, je me suis convaincue que seule la culture classique pouvait sauver ces jeunes.
Comment?
Une belle oeuvre provoque l'étonnement. Etre étonné, étymologiquement, cela veut dire "recevoir la foudre". En fait, c'est ce qu'attendent les élèves, car de ce choc naît l'enthousiasme nécessaire à l'étude.
Pourtant, vous n'aviez pas vraiment des lycéens faciles...
Non. Je me souviens par exemple d'une lycéenne qui avait quatre frères et soeurs : pour étudier dans le calme, elle devait s'installer dans la cage d'escalier, près du local à poubelles. J'avais aussi des caïds, fascinés par la virilité et le pouvoir. "Parler bien, ça fait tapette", me disaient-ils.
Que leur répondiez-vous?
Que le pouvoir, en réalité, appartient à ceux qui maîtrisent le français. Et que s'ils ne faisaient pas d'efforts pour y parvenir ils ne seraient jamais vraiment libres. Evidemment, certains venaient parfois me narguer dans leur décapotable à la sortie du lycée : "Eh, m'dame : pourquoi je passerais mon bac ? J'me fais en une semaine ce que vous gagnez en un mois !" Mais, au fond d'eux-mêmes, ils savaient que j'avais raison, que leur mode de vie n'était qu'une illusion.
Cela paraît incroyable mais, à Noisy-le-Grand, vous avez même réussi à faire écrire à vos lycéens des pièces de théâtre qui ont été jouées à Paris par des professionnels...
Cela a été une aventure un peu folle. En 2002, mes élèves ont écrit avec mon aide Tohu-bohu (2). La pièce a été mise en scène par William Mesguich, le fils de Daniel, et présentée à Paris. Pendant le spectacle, les parents ne comprenaient pas tout, mais ils découvraient leurs enfants sous un jour qu'ils ne leur connaissaient pas. Et les lycéens étaient fiers de rompre avec l'image qu'ils donnaient d'eux habituellement. C'est pourquoi, malgré le discours des caïds, la plupart d'entre eux ont accepté de signer un livre, quitte à "passer pour des bouffons".

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Comme dans le film L'Esquive, d'Abdellatif Kechiche, Cécile Ladjali a fait jouer des élèves d'une cité HLM dans des oeuvres classiques.
Comme dans le film L'Esquive, d'Abdellatif Kechiche, Cécile Ladjali a fait jouer des élèves d'une cité HLM dans des oeuvres classiques.
Rezo Films
A Drancy, vous êtes aussi parvenue à leur faire publier un recueil de poèmes...
Drancy n'est pas une ville comme les autres. C'est là qu'étaient rassemblés les juifs avant de partir vers les camps d'extermination. J'ai parlé aux lycéens du philosophe Theodor Adorno, qui considérait qu'il n'était plus possible d'écrire de la poésie après Auschwitz. Ils se sont insurgés contre cette idée. Alors je les ai mis au défi d'écrire des poèmes, tout en les prévenant que pour y parvenir il leur faudrait d'abord étudier les classiques. Ils l'ont fait.
Cela a débouché sur un recueil, Murmures (3), que nous avons adressé au grand intellectuel George Steiner, un homme qui s'est longuement interrogé sur la manière dont les nazis ont été capables d'appliquer la solution finale tout en écoutant Beethoven et en lisant Goethe. Touché, George Steiner a accepté de préfacer leurs poèmes. Tout cela prouve que les jeunes peuvent se dépasser, pour peu qu'on leur propose un projet exigeant.
Pour cela, dites-vous, il ne faut pas hésiter à adopter une "attitude conservatrice", avec cours magistral et par coeur...
Mais naturellement ! J'ai toujours imposé à mes élèves de réciter des pages entières de mémoire. C'est ainsi qu'ils intègrent la syntaxe, le vocabulaire et les replacent mécaniquement à l'écrit. Je me souviens d'une lycéenne, Sandrine, à qui j'avais fait jouer un rôle dans une pièce adaptée d'une nouvelle de Balzac. Par la suite, la richesse de son vocabulaire et le rythme de ses phrases ont changé du tout au tout : elle semblait écrire sous la dictée de Balzac ! Quant au cours magistral, il est des moments où l'élève doit se taire et écouter. Un professeur n'est pas un copain, mais un maître qui doit faire autorité en s'appuyant sur les grands écrivains. Ce n'est pas pour rien qu'"auteur" et "autorité" ont la même racine !
Certains chercheurs préconisent au contraire de partir du quotidien des élèves, d'étudier le rap, le verlan...
Une directrice d'IUFM m'a même conseillé d'utiliser les BD de Titeuf... Comme si imposer une culture classique aux élèves revenait à leur manquer de respect ! C'est une erreur tragique, un non-sens : renoncer à élargir l'horizon des jeunes défavorisés aboutit au contraire à les enfermer dans un ghetto linguistique.
Les mêmes vous reprochent de délivrer une culture bourgeoise", censée favoriser les enfants issus de milieux favorisés...
Mais, je le répète, le pouvoir appartient à ceux qui ont les mots ! Faudrait-il que je réserve à mes élèves pauvres une culture de pauvres ? Que je les prive de la seule chance de quitter leur cité, où la vie est si difficile ? Non !
Vous n'êtes pas vraiment dans l'air du temps...
Malheureusement, l'époque moderne préfère la communication à l'esthétique. On croit par exemple qu'il vaut mieux apprendre à rédiger un CV qu'étudier un alexandrin. On oublie qu'un employeur vous juge aussi sur votre aisance à l'oral et sur votre personnalité. Paradoxalement, c'est l'étude de textes qui ne servent apparemment à rien qui finit par révéler votre être tout entier.
Vous êtes critique sur l'actuelle réforme du collège. Pensez-vous qu'il faille carrément renoncer au collège unique?
Non. Je suis favorable à ce que tous les enfants poursuivent leurs études, mais à condition de ne pas baisser le niveau. Or le gouvernement ne s'engage pas dans cette voie, au contraire. Je suis peut-être élitiste, mais élitiste pour tous ! Oui, l'accès à la beauté est difficile mais, si l'on renonce, les écarts vont se creuser. D'ailleurs, les collégiens ne veulent pas qu'on leur parle de drogue ou du grand frère en prison. Ils veulent qu'on leur parle d'Anna Karenine et de François Villon.
En êtes-vous sûre? Beaucoup d'enseignants essaient d'être exigeants mais, peu à peu, ils baissent les bras...
Je crois qu'il faut être passionné, possédé, un peu fou même. Alors les jeunes acceptent de vous suivre. Personnellement, je n'ai jamais de problèmes de discipline. Mais je préviens mes élèves : "Nous allons faire des choses difficiles et vous allez y arriver parce que vous allez beaucoup travailler et parce que je parie sur votre intelligence." Ils sont étonnés, mais ils se sentent respectés.
Alors pourquoi n'enseignez-vous plus en banlieue?
Parce que c'est épuisant. Je l'ai fait pendant quatorze ans. Je me suis donnée à fond, comme un comédien sur scène. J'ai connu, moi aussi, des heures de classe qui ont tourné à l'échec. J'ai vieilli, j'ai deux enfants. J'ai mal vécu les attaques de certains collègues, sans doute jaloux du succès de mes livres. Enfin, j'avais envie de connaître d'autres aventures intellectuelles.
La "machine" Education nationale vous a-t-elle soutenue?
Le ministère agit de manière aveugle. Il recrute sur des critères théoriques, sans tenir compte des qualités pédagogiques et humaines des futurs professeurs. Il traite de la même manière tous ses enseignants, quel que soit leur engagement - avec la complicité des syndicats, d'ailleurs, qui ont en horreur les mots "performance", "mérite", "individualisme". Bref, il fallait que je bouge si je voulais continuer à aimer mon métier. Aujourd'hui, je suis heureuse. J'écris mes livres, j'enseigne à la Sorbonne nouvelle et au cours Morvan, à Paris, un établissement pour élèves sourds ou malentendants. Ce ne sont pas les mêmes enfants qu'en Seine-Saint-Denis, mais eux aussi savent que, sans les mots, il n'y a pas de vie possible.
Cécile Ladjali en 5 dates
1971 Naissance.
De 1996 à 2009 Après son agrégation de lettres modernes, enseigne en Seine-Saint-Denis et publie ses romans chez Actes Sud.
2007 Mauvaise langue (Seuil), prix Femina pour la défense de la langue française.
2014 Publie son plus récent ouvrage, Ma bibliothèque. Lire, écrire, transmettre (Seuil).
2015 Professeur de lettres au cours Morvan, à Paris, auprès de lycéens sourds ou malentendants, et chargée de cours à la Sorbonne nouvelle. Invitée du Festival du mot, à La Charité-sur-Loire.
(1) Actes Sud
(2) et (3) L'Esprit des péninsules. 

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