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samedi 20 février 2021

Le rayon de soleil Pouchkine

 En ces temps de confrontations, d'exacerbation des tensions, de rejet de tout ce qui est "autre", où comme le ferait un enfant capricieux l'on peut désigner tel pays, tel peuple, telle culture comme "ennemie", en soutenant cette affirmation comme expression de son "être là dans le monde", retrouvons la poésie salutaire d'Alexandre Pouchkine, le grand poète de l'âme russe. 

Sa verve, son humour et son empathie sont un baume au coeur.




Le page ou la quinzième année

 

C'est l'âge de Chérubin
 
 
Bientôt j'aurai quinze ans sonnés. 
Ah, vivement le jour béni
où je serai enfin un grand!
Cela étant, dès aujourd'hui,
nul ne se risque à me toiser.

Je ne suis plus enfant -- ma lèvre
s'orne d'un poil qu'on peut pincer;
j'ai la démarche d'un barbon
et déjà ma voix se fait grosse --
essayez de me bousculer!

Ma modestie séduit les dames.
J'en sais une, en particulier,
au regard fier, mais langoureux,
et ses joues ont un hâle sombre
pour lequel je voudrais mourir.

Elle est sévère, autoritaire,
d'un esprit qui me laisse coi,
jalouse comme une tigresse,
hautaine envers tout un chacun,
mais toute aménité pour moi.

Hier soir elle a d'un air auguste
fait serment de m'empoisonner
si mes yeux, à droite et à gauche
ne cessent de papillonner.
Dites: n'est-ce pas là aimer?

Méprisant les rumeurs du monde,
elle me suivrait au désert.
Vous brûlez de savoir le nom
de ma comtesse sévillane?
Non, non! Je serai discret.


traduction Guy Martinez, Gallimard


mardi 22 septembre 2020

Ce que dit Rabindranath Tagore de la musique

Rabindranath Tagore (1861-1941) n'était pas seulement poète, peintre, philosophe et source d'inspiration pour le grand cinéaste Satyajit Ray. Il était aussi compositeur et le texte ci-dessous permet de prendre la mesure de l'importance qu'il vouait à la musique et de la place essentielle, cosmique, qu'il lui reconnaissait. 

Est-ce qu'un Bach, un Mozart et même le tumultueux Beethoven (qui s'intéressait aux vedas) auraient trouvé à redire à ce texte magnifique qui, depuis l'orient, fait si puissamment écho aux aspirations des grands compositeurs occidentaux?

(…) La musique est la forme la plus pure de l’art, et par conséquent l’expression la plus directe de la beauté. Sa forme et son esprit sont uniques et simples, et le moins encombrés d’éléments étrangers. Nous paraissons sentir que la manifestation de l’infini dans les formes limitées de la création est la musique même, silencieuse et visible. Le ciel nocturne, qui inlassablement répète les étoiles, est semblable à un enfant étonné par le mystère de ses premières paroles, qui murmure sans fin le même mot et l’écoute dans une joie intarissable. Sous le ciel pluvieux de juillet, lorsque l’obscurité épaisse recouvre les prairies, que la pluie persistante étend voile après voile sur le silence de la terre assoupie, le « toc, toc » lancinant des gouttes d’eau qui tombent semble être en vérité l’obscurité du son. La ligne épaisse et sombre des arbres estompés, les buissons épineux dans les prés nus, comme autant de nageuses aux chevelures défaites, l’odeur de l’herbe humide et du sol détrempé, le pinacle du temple au dessus de la masse d’obscurité profonde qui cache les chaumières – tout semble autant de notes qui s’élèvent au cœur de la nuit, se perdent et se mêlent dans le son monotone de la pluie incessante qui remplit tout le ciel. 

C’est pourquoi les vrais poètes, ceux qui sont prophètes, cherchent à représenter l’univers en termes de musique. Ils emploient rarement des symboles de peinture pour exprimer l’épanouissement des formes, la fusion infinie des lignes et des tons qui se déroulent à chaque instant sur la palette du ciel bleu. 

Ils ont leurs raisons. Le peintre a besoin d’une toile, de pinceaux, de couleurs. La première touche qu’il applique est loin de donner toute son idée. Et lorsque l’œuvre est terminée, que l’artiste est parti, la peinture reste seule, comme une veuve ; les touches incessantes données avec amour par la main créatrice ont cessé.

Le chanteur au contraire a en lui tout ce qu’il lui faut. Les notes jaillissent de sa vie ; elles ne sont pas des matériaux importés de l’extérieur. Son idée et son expression sont comme frère et sœur ; souvent ils viennent au monde jumeaux. Dans la musique, le coeur se révèle immédiatement ; il n’est soumis à aucune restriction imposée par les éléments étrangers.

C’est pourquoi la musique nous donne à chaque pas la beauté de l’ensemble, bien qu’elle doive aussi se compléter, comme tous les autres arts. Comme moyen d’expression, les mots eux-mêmes sont des limitations, car leur sens doit être imaginé par la pensée. La musique au contraire ne doit jamais dépendre d’un sens apparent ; elle exprime ce que les mots ne pourront jamais dire.

Et qui plus est, la musique et les musiciens sont inséparables. Lorsque le chanteur part, son chant meurt avec lui ; il est éternellement uni à la vie à la joie de son maître.

Le chant cosmique n’est jamais un instant séparé du Chanteur. Il n’est pas composé de matériaux étrangers. C’est Sa joie elle-même qui prend forme sans cesse. C’est le grand cœur dont les battements font frémir le ciel.

Dans chaque accord de cette musique, il y a une perfection qui est la révélation de la plénitude dans l’incomplet. Aucune de ses notes n’est finale et pourtant chacune reflète l’infini.

Qu’importe si nous ne comprenons pas le sens de la grande harmonie ? N’est-ce pas comme l’archet qui touche une corde et en tire aussitôt toutes les sonorités ? C’est le langage de la beauté, c’est la caresse qui vient du coeur du monde et qui va droit à notre cœur.

La nuit dernière, dans le silence qui emplissait les ténèbres, j’étais seul et j’entendais la voix de Celui qui chante les mélodies éternelles. Quand je me suis endormi, j’avais en fermant les yeux cette dernière pensée : même pendant que je suis inconscient dans le sommeil, la danse de la vie continuera dans le champ silencieux de mon corps endormi, à la même cadence que là-haut les étoiles. Le cœur battra, le sang bondira dans les artères, et les millions d’atomes qui vivent dans mon corps vibreront en mesure avec la harpe qui frémit sous le doigt du grand Maître.

samedi 10 novembre 2012

En l'honneur de Friedrich Schiller



Nous sommes aujourd'hui le 10 novembre, jour anniversaire de la naissance de Friedrich Schiller en 1759 à Marbach, petite ville de Bade-Wurtemberg en Allemagne.
Poète, historien, dramaturge, philosophe, Schiller est probablement l'une des figures les plus illustres des Lumières allemandes (hélas  fort méconnues en France) dont l'un des précurseurs aura été le philosophe Leibniz et dont les plus éminents représentants sont Moïse Mendelssohn et Gotthold Lessing.
La pensée de Schiller a rayonné bien au delà des frontières de l'Allemagne et celui qui avait fait de la lutte conte les tyrans, une dimension essentielle de sa vision politique du monde ne pouvait qu'éveiller des échos dans la France révolutionnaire de cette fin de 18ème siècle. Aussi, en 1792, l'Assemblée législative décernait à Schiller un diplôme le faisant citoyen français d'honneur à cause de sa engagement contre la tyrannie.
Pourtant Schiller, qui était des plus favorables à cette révolution française qui mettait enfin par terre l'ancien régime et qui portait en elle-même la promesse d'un avènement de l'âge de raison, a été très déçu de voir le tournant pris par la révolution française avec la terreur. C'est la volonté de comprendre ce qui a pu se passer à ce moment décisif qui l'a tout d'abord amené à constater "qu'un grand moment de l'histoire avait échu à un peuple petit" et en conséquence de cela, afin de tenter de préparer les citoyens à la grande tâche d'une véritable révolution de l'esprit humain, puis à écrire les Lettres sur l'éducation esthétique.
Le jugement de Schiller sur la dimension morale de la population française, pour aussi sévère qu'il soit, doit nous amener à nous questionner sur nous-mêmes et notre responsabilité vis-à-vis de l'histoire car l'homme qui prononce ces paroles lourdes est également celui qui dit "c'est par la beauté que l'on s'achemine à la liberté" car la véritable oeuvre d'art est la Liberté politique
C'est cet amour pour la vraie liberté (par opposition avec la "liberté" de l'irresponsable qui veut simplement s'affranchir de toutes contraintes, mêmes quand elles sont légitimes) qui l'amène à écrire cette si belle tirade dans la  fameuse scène du "Serment de Rütli" (Guillaume Tell) :
« Non, il y a une limite à la tyrannie. Lorsque l’opprimé ne peut plus trouver justice nulle part, lorsque le fardeau devient insupportable, il élève, le cœur confiant, ses mains vers le ciel et il en fait descendre ses droits éternels qui sont suspendus là-haut, inaliénables et indestructibles comme les étoiles elles-mêmes. »
Schiller est l'ennemi des tyrans et les tyrans le craignent car il a cette puissance du poète qui dépasse celle des puissances terrestres.
C'est en ayant cela à l'esprit et en ayant à l'esprit l'état de tyrannie dans lequel la féodalité financière d'aujourd'hui veut réduire les peuples qu'il faut lire le poème suivant (qui dit traduction, dit - inéluctablement - une certaine trahison, hélas ! Mais l'idée profonde demeure) :


Les grues d’Ibycus

Ibycus se rendait à la lutte des chars et des chants, qui, sur l’isthme de Corinthe, rassemble joyeusement les peuples de la Grèce : Ibycus, l’ami des dieux, à qui Apollon accorda le don du chant, une voix aux accents mélodieux. S’appuyant sur son léger bâton, il s’éloigne du Rhégium, plein du dieu qui l’inspire.

Déjà, sur le dos élevé de la montagne, l’Acrocorinthe attire les yeux de notre voyageur, et il pénètre avec une horreur pieuse dans la forêt de pins de Neptune. Rien ne se meut autour de lui ; il n’est accompagné que d’essaims de grues qui, formées en escadron grisâtre, vont chercher au loin les chaleurs du midi.

« Salut, troupes amies, qui m’escortiez sur mer ! Je vous prends pour un heureux présage. Mon sort ressemble au vôtre. Nous venons de loin, vous et moi, et nous cherchons un toit hospitalier… Que le Dieu de l’hospitalité nous soit propice, lui qui écarte l’outrage de l’étranger ! »

Il presse gaiement le pas, et bientôt se voit au milieu de la forêt. Tout à coup, dans l’étroit sentier, deux assassins lui barrent le passage. Il faut qu’il s’apprête au combat, mais bientôt sa main retombe épuisée. Elle a tendu les cordes légères de la lyre, mais jamais l’arc puissant.

Il invoque et les hommes et les dieux : nul sauveur n’entend sa prière ; aussi loin qu’il lance sa voix, pas un être vivant ne se montre : « Il me faut donc mourir ici, délaissé, sur la terre étrangère, où nul ne me pleurera ! périr de la main de ces misérables, sans même voir paraître un vengeur. »

Atteint d’un coup mortel, il tombe. A ce moment retentissent les ailes des grues. Il entend, car déjà il ne peut plus voir, il entend près de lui leurs voix rauques pousser un cri terrible : « O grues qui volez là-haut, si nulle autre voix ne parle, vous du moins, dénoncez le meurtre ! » Tel est son dernier cri, et son œil s’éteint.

On trouve le cadavre dépouillé, et bientôt, malgré les plaies qui le défigurent, son hôte, à Corinthe, reconnaît les traits qui lui sont chers : « Est-ce ainsi que je devais te retrouver ? Et pourtant j’espérais ceindre de la couronne de pin les temps du chanteur, brillant moi-même d’un rayon de sa gloire. »

Tous les étrangers réunis pour la fête de Neptune gémissent en apprenant cette nouvelle : la Grèce entière est saisie de douleur : tous les cœurs ont ressenti sa perte, et le peuple afflue en tumulte chez les Prytane ; sa fureur exige qu’on venge les mânes de la victime, qu’on les apaise avec le sang du meurtrier.

Mais où est la trace qui, dans ces flots pressés, dans la foule des peuples attirés par l’éclat des jeux, fera reconnaître l’auteur d’un si noir forfait ? Sont-ce des brigands qui lâchement l’ont assassiné ? Est-ce un ennemi secret poussé par l’envie ? Hélios seul peut le dire, lui qui éclaire toute chose terrestre.

Peut-être, en ce moment même, marche-t-il effrontément au milieu des Grecs, et, tandis que la Vengeance le cherche, jouit-il du fruit de son crime. Peut-être, sur le seuil même de leur temple, brave-t-il les dieux, ou se mêle-t-il hardiment à ces vagues humaines, là-bas, qui se pressent vers le théâtre.

Car déjà, serrés banc contre banc (les étais de l’amphithéâtre rompent presque sous le poids), les peuples de la Grèce, accourus de près et de loin, sont assis et attendent. Résonnant sourdement comme les flots de la mer, les gradins, en arcs de plus en plus ouverts, montent fourmillant d’hommes jusqu’à l’azur des cieux.

Qui peut compter, qui peut nommer les peuples que l’hospitalité rassemble en ce lieu ? Ils sont venus de la ville de Cécrops, du rivage d’Aulis, de la Phocide, du pays des Spartiates, des côtes lointaines de l’Asie, de toutes les îles ; et, de l’estrade où ils siégent, ils écoutent l’affreuse mélodie du chœur.

Qui, grave et austère, selon l’antique usage, sort du fond de la scène, d’un pas lent et mesuré, et fait le tour du théâtre. Ce n’est point ainsi que marchent des femmes terrestres ; elles ne sont pas filles d’une race mortelle ! Leur taille gigantesque s’élève bien au-dessus des proportions humaines.

Un manteau noir bat leurs flancs ; elles agitent dans leurs mains décharnées la lueur rouge-sombre des torches ; dans leurs joues il ne coule point de sang, et là où les cheveux ondoient gracieusement  et voltigent avec charme autour des fronts mortels, on voit ici des serpents et des vipères gonfler leurs ventres gros de venin.

Et tournées en cercle, elles entonnent le mode effrayant de l’hymne qui pénètre et déchire le cœur, et serre autour du coupable les liens du remords. Aliénant le sens,  égarant le cœur, le chant des Furies éclate : il éclate, consumant l’auditeur jusqu’à la moelle de ses os, et ne souffre pas les accords de la lyre :

« Heureux qui, exempt de faute et d’erreur, conserve son âme naïve et pure ! Nous ne pouvons approcher de lui nos mains vengeresses ; il suit librement le chemin de la vie. Mais malheur, malheur à qui commit dans l’ombre l’œuvre impie de l’homicide ! Nous nous attachons à ses pas, nous les filles terribles de la Nuit.

« Et croit-il, par la fuite, nous échapper, nous avons des ailes et nous sommes là, lançant nos lacs autour de son pied fugitifs : il faut qu’il tombe à terre. Nous le poursuivons sans relâche (point de repentir qui nous désarme !), en avant, toujours en avant, jusqu’au séjour des ombres, et là même nous ne le laissons pas libre. »

Chantant ainsi, elles dansent leur ronde, et le silence, un silence de mort, pèse lourdement sur l’assemblée, comme si la divinité était proche. Et solennellement, selon l’antique usage, faisant le tour du théâtre, d’un pas lent et mesuré, elles disparaissent au fond de la scène.

Et tous les cœurs tremblent et flottent, incertains encore, entre l’illusion et la réalité, et ils rendent hommage à leur puissance terrible qui vieille et juge dans le secret des âmes : qui, impénétrable, inscrutable, tresse le sombre nœud du destin, et se révèle au fond du cœur, mais fuit la lumière du soleil.

Tout à coup, sur les plus hauts gradins, on entend une voix qui crie : « Vois donc, vois donc, Timothée ! Les grues d’Ibycus !... » et en même temps le ciel s’obscurcit, et, au-dessus du théâtre, on voit passer en noir tourbillon une armée de grues.

« D’Ibycus !... » Ce nom chéri rallume la douleur dans toutes les âmes, et, comme dans la mer le flot succède au flot, ces mots volent de bouche en bouche : « D’Ibycus ? que nous pleurons, qu’une main meurtrière a frappé ? Que dit-il de lui ! quelle peut être sa pensée ? Qu’a-t-il à dire de cette volée de grues ?... »

La question se répète de plus en plus bruyante ; et, prompt comme l’éclair, un pressentiment traverse tous les cours : « Prenez garde ! C’est la puissance des Euménides ! Le pieux poëte est vengé ! le meurtrier s’offre lui-même ! Saisissez l’homme qui a dit cette parole, et celui à qui elle s’adressait. »

Cependant, à peine ce mot lui a-t-il échappé, qu’il voudrait le retenir dans son sein ; mais c’est en vain : l’effrayante pâleur de leurs lèvres trahit aussitôt les deux complices. On les arrache de leur place, on les traîne devant le juge ; la scène est transformée en tribunal, et les scélérats font l’aveu de leur crime, atteints des foudres de la Vengeance.

Traduction de Ad. Régnier dans « Poésies de Schiller ». Librairie Hachette, Paris, 1873.