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samedi 10 novembre 2012

En l'honneur de Friedrich Schiller



Nous sommes aujourd'hui le 10 novembre, jour anniversaire de la naissance de Friedrich Schiller en 1759 à Marbach, petite ville de Bade-Wurtemberg en Allemagne.
Poète, historien, dramaturge, philosophe, Schiller est probablement l'une des figures les plus illustres des Lumières allemandes (hélas  fort méconnues en France) dont l'un des précurseurs aura été le philosophe Leibniz et dont les plus éminents représentants sont Moïse Mendelssohn et Gotthold Lessing.
La pensée de Schiller a rayonné bien au delà des frontières de l'Allemagne et celui qui avait fait de la lutte conte les tyrans, une dimension essentielle de sa vision politique du monde ne pouvait qu'éveiller des échos dans la France révolutionnaire de cette fin de 18ème siècle. Aussi, en 1792, l'Assemblée législative décernait à Schiller un diplôme le faisant citoyen français d'honneur à cause de sa engagement contre la tyrannie.
Pourtant Schiller, qui était des plus favorables à cette révolution française qui mettait enfin par terre l'ancien régime et qui portait en elle-même la promesse d'un avènement de l'âge de raison, a été très déçu de voir le tournant pris par la révolution française avec la terreur. C'est la volonté de comprendre ce qui a pu se passer à ce moment décisif qui l'a tout d'abord amené à constater "qu'un grand moment de l'histoire avait échu à un peuple petit" et en conséquence de cela, afin de tenter de préparer les citoyens à la grande tâche d'une véritable révolution de l'esprit humain, puis à écrire les Lettres sur l'éducation esthétique.
Le jugement de Schiller sur la dimension morale de la population française, pour aussi sévère qu'il soit, doit nous amener à nous questionner sur nous-mêmes et notre responsabilité vis-à-vis de l'histoire car l'homme qui prononce ces paroles lourdes est également celui qui dit "c'est par la beauté que l'on s'achemine à la liberté" car la véritable oeuvre d'art est la Liberté politique
C'est cet amour pour la vraie liberté (par opposition avec la "liberté" de l'irresponsable qui veut simplement s'affranchir de toutes contraintes, mêmes quand elles sont légitimes) qui l'amène à écrire cette si belle tirade dans la  fameuse scène du "Serment de Rütli" (Guillaume Tell) :
« Non, il y a une limite à la tyrannie. Lorsque l’opprimé ne peut plus trouver justice nulle part, lorsque le fardeau devient insupportable, il élève, le cœur confiant, ses mains vers le ciel et il en fait descendre ses droits éternels qui sont suspendus là-haut, inaliénables et indestructibles comme les étoiles elles-mêmes. »
Schiller est l'ennemi des tyrans et les tyrans le craignent car il a cette puissance du poète qui dépasse celle des puissances terrestres.
C'est en ayant cela à l'esprit et en ayant à l'esprit l'état de tyrannie dans lequel la féodalité financière d'aujourd'hui veut réduire les peuples qu'il faut lire le poème suivant (qui dit traduction, dit - inéluctablement - une certaine trahison, hélas ! Mais l'idée profonde demeure) :


Les grues d’Ibycus

Ibycus se rendait à la lutte des chars et des chants, qui, sur l’isthme de Corinthe, rassemble joyeusement les peuples de la Grèce : Ibycus, l’ami des dieux, à qui Apollon accorda le don du chant, une voix aux accents mélodieux. S’appuyant sur son léger bâton, il s’éloigne du Rhégium, plein du dieu qui l’inspire.

Déjà, sur le dos élevé de la montagne, l’Acrocorinthe attire les yeux de notre voyageur, et il pénètre avec une horreur pieuse dans la forêt de pins de Neptune. Rien ne se meut autour de lui ; il n’est accompagné que d’essaims de grues qui, formées en escadron grisâtre, vont chercher au loin les chaleurs du midi.

« Salut, troupes amies, qui m’escortiez sur mer ! Je vous prends pour un heureux présage. Mon sort ressemble au vôtre. Nous venons de loin, vous et moi, et nous cherchons un toit hospitalier… Que le Dieu de l’hospitalité nous soit propice, lui qui écarte l’outrage de l’étranger ! »

Il presse gaiement le pas, et bientôt se voit au milieu de la forêt. Tout à coup, dans l’étroit sentier, deux assassins lui barrent le passage. Il faut qu’il s’apprête au combat, mais bientôt sa main retombe épuisée. Elle a tendu les cordes légères de la lyre, mais jamais l’arc puissant.

Il invoque et les hommes et les dieux : nul sauveur n’entend sa prière ; aussi loin qu’il lance sa voix, pas un être vivant ne se montre : « Il me faut donc mourir ici, délaissé, sur la terre étrangère, où nul ne me pleurera ! périr de la main de ces misérables, sans même voir paraître un vengeur. »

Atteint d’un coup mortel, il tombe. A ce moment retentissent les ailes des grues. Il entend, car déjà il ne peut plus voir, il entend près de lui leurs voix rauques pousser un cri terrible : « O grues qui volez là-haut, si nulle autre voix ne parle, vous du moins, dénoncez le meurtre ! » Tel est son dernier cri, et son œil s’éteint.

On trouve le cadavre dépouillé, et bientôt, malgré les plaies qui le défigurent, son hôte, à Corinthe, reconnaît les traits qui lui sont chers : « Est-ce ainsi que je devais te retrouver ? Et pourtant j’espérais ceindre de la couronne de pin les temps du chanteur, brillant moi-même d’un rayon de sa gloire. »

Tous les étrangers réunis pour la fête de Neptune gémissent en apprenant cette nouvelle : la Grèce entière est saisie de douleur : tous les cœurs ont ressenti sa perte, et le peuple afflue en tumulte chez les Prytane ; sa fureur exige qu’on venge les mânes de la victime, qu’on les apaise avec le sang du meurtrier.

Mais où est la trace qui, dans ces flots pressés, dans la foule des peuples attirés par l’éclat des jeux, fera reconnaître l’auteur d’un si noir forfait ? Sont-ce des brigands qui lâchement l’ont assassiné ? Est-ce un ennemi secret poussé par l’envie ? Hélios seul peut le dire, lui qui éclaire toute chose terrestre.

Peut-être, en ce moment même, marche-t-il effrontément au milieu des Grecs, et, tandis que la Vengeance le cherche, jouit-il du fruit de son crime. Peut-être, sur le seuil même de leur temple, brave-t-il les dieux, ou se mêle-t-il hardiment à ces vagues humaines, là-bas, qui se pressent vers le théâtre.

Car déjà, serrés banc contre banc (les étais de l’amphithéâtre rompent presque sous le poids), les peuples de la Grèce, accourus de près et de loin, sont assis et attendent. Résonnant sourdement comme les flots de la mer, les gradins, en arcs de plus en plus ouverts, montent fourmillant d’hommes jusqu’à l’azur des cieux.

Qui peut compter, qui peut nommer les peuples que l’hospitalité rassemble en ce lieu ? Ils sont venus de la ville de Cécrops, du rivage d’Aulis, de la Phocide, du pays des Spartiates, des côtes lointaines de l’Asie, de toutes les îles ; et, de l’estrade où ils siégent, ils écoutent l’affreuse mélodie du chœur.

Qui, grave et austère, selon l’antique usage, sort du fond de la scène, d’un pas lent et mesuré, et fait le tour du théâtre. Ce n’est point ainsi que marchent des femmes terrestres ; elles ne sont pas filles d’une race mortelle ! Leur taille gigantesque s’élève bien au-dessus des proportions humaines.

Un manteau noir bat leurs flancs ; elles agitent dans leurs mains décharnées la lueur rouge-sombre des torches ; dans leurs joues il ne coule point de sang, et là où les cheveux ondoient gracieusement  et voltigent avec charme autour des fronts mortels, on voit ici des serpents et des vipères gonfler leurs ventres gros de venin.

Et tournées en cercle, elles entonnent le mode effrayant de l’hymne qui pénètre et déchire le cœur, et serre autour du coupable les liens du remords. Aliénant le sens,  égarant le cœur, le chant des Furies éclate : il éclate, consumant l’auditeur jusqu’à la moelle de ses os, et ne souffre pas les accords de la lyre :

« Heureux qui, exempt de faute et d’erreur, conserve son âme naïve et pure ! Nous ne pouvons approcher de lui nos mains vengeresses ; il suit librement le chemin de la vie. Mais malheur, malheur à qui commit dans l’ombre l’œuvre impie de l’homicide ! Nous nous attachons à ses pas, nous les filles terribles de la Nuit.

« Et croit-il, par la fuite, nous échapper, nous avons des ailes et nous sommes là, lançant nos lacs autour de son pied fugitifs : il faut qu’il tombe à terre. Nous le poursuivons sans relâche (point de repentir qui nous désarme !), en avant, toujours en avant, jusqu’au séjour des ombres, et là même nous ne le laissons pas libre. »

Chantant ainsi, elles dansent leur ronde, et le silence, un silence de mort, pèse lourdement sur l’assemblée, comme si la divinité était proche. Et solennellement, selon l’antique usage, faisant le tour du théâtre, d’un pas lent et mesuré, elles disparaissent au fond de la scène.

Et tous les cœurs tremblent et flottent, incertains encore, entre l’illusion et la réalité, et ils rendent hommage à leur puissance terrible qui vieille et juge dans le secret des âmes : qui, impénétrable, inscrutable, tresse le sombre nœud du destin, et se révèle au fond du cœur, mais fuit la lumière du soleil.

Tout à coup, sur les plus hauts gradins, on entend une voix qui crie : « Vois donc, vois donc, Timothée ! Les grues d’Ibycus !... » et en même temps le ciel s’obscurcit, et, au-dessus du théâtre, on voit passer en noir tourbillon une armée de grues.

« D’Ibycus !... » Ce nom chéri rallume la douleur dans toutes les âmes, et, comme dans la mer le flot succède au flot, ces mots volent de bouche en bouche : « D’Ibycus ? que nous pleurons, qu’une main meurtrière a frappé ? Que dit-il de lui ! quelle peut être sa pensée ? Qu’a-t-il à dire de cette volée de grues ?... »

La question se répète de plus en plus bruyante ; et, prompt comme l’éclair, un pressentiment traverse tous les cours : « Prenez garde ! C’est la puissance des Euménides ! Le pieux poëte est vengé ! le meurtrier s’offre lui-même ! Saisissez l’homme qui a dit cette parole, et celui à qui elle s’adressait. »

Cependant, à peine ce mot lui a-t-il échappé, qu’il voudrait le retenir dans son sein ; mais c’est en vain : l’effrayante pâleur de leurs lèvres trahit aussitôt les deux complices. On les arrache de leur place, on les traîne devant le juge ; la scène est transformée en tribunal, et les scélérats font l’aveu de leur crime, atteints des foudres de la Vengeance.

Traduction de Ad. Régnier dans « Poésies de Schiller ». Librairie Hachette, Paris, 1873.