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Gambara
Honoré de Balzac
Evidemment, il faut être soi-même un créateur puissant pour s'interroger comme le fait Balzac sur la création. Il plonge dans l'âme de l'artiste, et dans le creuset où s'élabore un matériau aussi nouveau que sublime, il y trouve la beauté, l'empathie, et surtout la rigueur de la vérité et de la science car "ce qui étend la science étend l'art".
L'une des raisons qui m'a également amenée à vous présenter ici Gambara, ce magnifique récit, c'est que, en tant qu'écrivain français, Balzac tourne résolument le dos à cette conception superficielle, principalement occupée des seuls effets sensuels (couleurs, atmosphère, etc) au détriment d'une pensée plus profonde, et que l'on s'énorgueillit avec fatuité d'être la marque de la culture française.
Honoré de
Balzac
GAMBARA
1837
La Comédie humaine – Études philosophiques – Tome II.
Quinzième volume de l'édition Furne 1842
La Comédie humaine – Études philosophiques – Tome II.
Quinzième volume de l'édition Furne 1842
À M. LE MARQUIS DE BELLOY.
C’est au
coin du feu, dans une mystérieuse, dans une splendide retraite qui
n’existe plus, mais qui vivra dans notre souvenir, et d’où nos
yeux découvraient Paris, depuis les collines de Bellevue jusqu’à
celles de Belleville, depuis Montmartre jusqu’à l’Arc-de-Triomphe
de l’Étoile, que, par une matinée arrosée de thé, à travers
les mille idées qui naissent et s’éteignent comme des fusées
dans votre étincelante conversation, vous avez, prodigue d’esprit,
jeté sous ma plume ce personnage digne d’Hoffman, ce porteur de
trésors inconnus, ce pèlerin assis à la porte du Paradis, ayant
des oreilles pour écouter les chants des anges, et n’ayant plus de
langue pour les répéter, agitant sur les touches d’ivoire des
doigts brisés par les contractions de l’inspiration divine, et
croyant exprimer la musique du ciel à des auditeurs stupéfaits.
Vous avez créé GAMBARA, je ne l’ai qu’habillé. Laissez-moi
rendre à César ce qui appartient à César, en regrettant que vous
ne saisissiez pas la plume à une époque où les gentilshommes
doivent s’en servir aussi bien que de leur épée, afin de sauver
leur pays. Vous pouvez ne pas penser à vous ; mais vous nous
devez vos talents.
Le premier
jour de l’an mil huit cent trente et un vidait ses cornets de
dragées, quatre heures sonnaient, il y avait foule au Palais-Royal,
et les restaurants commençaient à s’emplir. En ce moment un coupé
s’arrêta devant le perron, il en sortit un jeune homme de fière
mine, étranger sans doute ; autrement il n’aurait eu ni le
chasseur à plumes aristocratiques, ni les armoiries que les héros
de juillet poursuivaient encore. L’étranger entra dans le
Palais-Royal et suivit la foule sous les galeries, sans s’étonner
de la lenteur à laquelle l’affluence des curieux condamnait sa
démarche, il semblait habitué à l’allure noble qu’on appelle
ironiquement un pas d’ambassadeur ; mais sa dignité sentait
un peu le théâtre : quoique sa figure fût belle et grave, son
chapeau, d’où s’échappait une touffe de cheveux noirs bouclés,
inclinait peut-être un peu trop sur l’oreille droite, et démentait
sa gravité par un air tant soit peu mauvais sujet ; ses yeux
distraits et à demi fermés laissaient tomber un regard dédaigneux
sur la foule.
– Voilà
un jeune homme qui est fort beau, dit à voix basse une grisette en
se rangeant pour le laisser passer.
– Et
qui le sait trop, répondit tout haut sa compagne qui était laide.
Après un
tour de galerie, le jeune homme regarda tour à tour le ciel et sa
montre, fit un geste d’impatience, entra dans un bureau de tabac, y
alluma un cigare, se posa devant une glace, et jeta un regard sur son
costume, un peu plus riche que ne le permettent en France les lois du
goût. Il rajusta son col et son gilet de velours noir sur lequel se
croisait plusieurs fois une de ces grosses chaînes d’or fabriquées
à Gênes ; puis, après avoir jeté par un seul mouvement sur
son épaule gauche son manteau doublé de velours en le drapant avec
élégance, il reprit sa promenade sans se laisser distraire par les
œillades bourgeoises qu’il recevait. Quand les boutiques
commencèrent à s’illuminer et que la nuit lui parut assez noire,
il se dirigea vers la place du Palais-Royal en homme qui craignait
d’être reconnu, car il côtoya la place jusqu’à la fontaine,
pour gagner à l’abri des fiacres l’entrée de la rue
Froidmanteau, rue sale, obscure et mal hantée ; une sorte
d’égout que la police tolère auprès du Palais-Royal assaini, de
même qu’un majordome italien laisserait un valet négligent
entasser dans un coin de l’escalier les balayures de l’appartement.
Le jeune homme hésitait. On eût dit d’une bourgeoise endimanchée
allongeant le cou devant un ruisseau grossi par une averse. Cependant
l’heure était bien choisie pour satisfaire quelque honteuse
fantaisie. Plus tôt on pouvait être surpris, plus tard on pouvait
être devancé. S’être laissé convier par un de ces regards qui
encouragent sans être provocants ; avoir suivi pendant une
heure, pendant un jour peut-être, une femme jeune et belle, l’avoir
divinisée dans sa pensée et avoir donné à sa légèreté mille
interprétations avantageuses ; s’être repris à croire aux
sympathies soudaines, irrésistibles ; avoir imaginé sous le
feu d’une excitation passagère une aventure dans un siècle où
les romans s’écrivent précisément parce qu’ils n’arrivent
plus ; avoir rêvé balcons, guitares, stratagèmes, verrous, et
s’être drapé dans le manteau d’Almaviva ; après avoir
écrit un poëme dans sa fantaisie, s’arrêter à la porte d’un
mauvais lieu ; puis, pour tout dénoûment, voir dans la retenue
de sa Rosine une précaution imposée par un règlement de police,
n’est-ce pas une déception par laquelle ont passé bien des hommes
qui n’en conviendront pas ? Les sentiments les plus naturels
sont ceux qu’on avoue avec le plus de répugnance, et la fatuité
est un de ces sentiments-là. Quand la leçon ne va pas plus loin, un
Parisien en profite ou l’oublie, et le mal n’est pas grand ;
mais il n’en devait pas être ainsi pour l’étranger, qui
commençait à craindre de payer un peu cher son éducation
parisienne.
Ce promeneur
était un noble Milanais banni de sa patrie, où quelques équipées
libérales l’avaient rendu suspect au gouvernement autrichien. Le
comte Andrea Marcosini s’était vu accueillir à Paris avec cet
empressement tout français qu’y rencontreront toujours un esprit
aimable, un nom sonore, accompagnés de deux cent milles livres de
rente et d’un charmant extérieur. Pour un tel homme, l’exil
devait être un