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Gambara
Honoré de Balzac
Evidemment, il faut être soi-même un créateur puissant pour s'interroger comme le fait Balzac sur la création. Il plonge dans l'âme de l'artiste, et dans le creuset où s'élabore un matériau aussi nouveau que sublime, il y trouve la beauté, l'empathie, et surtout la rigueur de la vérité et de la science car "ce qui étend la science étend l'art".
L'une des raisons qui m'a également amenée à vous présenter ici Gambara, ce magnifique récit, c'est que, en tant qu'écrivain français, Balzac tourne résolument le dos à cette conception superficielle, principalement occupée des seuls effets sensuels (couleurs, atmosphère, etc) au détriment d'une pensée plus profonde, et que l'on s'énorgueillit avec fatuité d'être la marque de la culture française.
Honoré de
Balzac
GAMBARA
1837
La Comédie humaine – Études philosophiques – Tome II.
Quinzième volume de l'édition Furne 1842
La Comédie humaine – Études philosophiques – Tome II.
Quinzième volume de l'édition Furne 1842
À M. LE MARQUIS DE BELLOY.
C’est au
coin du feu, dans une mystérieuse, dans une splendide retraite qui
n’existe plus, mais qui vivra dans notre souvenir, et d’où nos
yeux découvraient Paris, depuis les collines de Bellevue jusqu’à
celles de Belleville, depuis Montmartre jusqu’à l’Arc-de-Triomphe
de l’Étoile, que, par une matinée arrosée de thé, à travers
les mille idées qui naissent et s’éteignent comme des fusées
dans votre étincelante conversation, vous avez, prodigue d’esprit,
jeté sous ma plume ce personnage digne d’Hoffman, ce porteur de
trésors inconnus, ce pèlerin assis à la porte du Paradis, ayant
des oreilles pour écouter les chants des anges, et n’ayant plus de
langue pour les répéter, agitant sur les touches d’ivoire des
doigts brisés par les contractions de l’inspiration divine, et
croyant exprimer la musique du ciel à des auditeurs stupéfaits.
Vous avez créé GAMBARA, je ne l’ai qu’habillé. Laissez-moi
rendre à César ce qui appartient à César, en regrettant que vous
ne saisissiez pas la plume à une époque où les gentilshommes
doivent s’en servir aussi bien que de leur épée, afin de sauver
leur pays. Vous pouvez ne pas penser à vous ; mais vous nous
devez vos talents.
Le premier
jour de l’an mil huit cent trente et un vidait ses cornets de
dragées, quatre heures sonnaient, il y avait foule au Palais-Royal,
et les restaurants commençaient à s’emplir. En ce moment un coupé
s’arrêta devant le perron, il en sortit un jeune homme de fière
mine, étranger sans doute ; autrement il n’aurait eu ni le
chasseur à plumes aristocratiques, ni les armoiries que les héros
de juillet poursuivaient encore. L’étranger entra dans le
Palais-Royal et suivit la foule sous les galeries, sans s’étonner
de la lenteur à laquelle l’affluence des curieux condamnait sa
démarche, il semblait habitué à l’allure noble qu’on appelle
ironiquement un pas d’ambassadeur ; mais sa dignité sentait
un peu le théâtre : quoique sa figure fût belle et grave, son
chapeau, d’où s’échappait une touffe de cheveux noirs bouclés,
inclinait peut-être un peu trop sur l’oreille droite, et démentait
sa gravité par un air tant soit peu mauvais sujet ; ses yeux
distraits et à demi fermés laissaient tomber un regard dédaigneux
sur la foule.
– Voilà
un jeune homme qui est fort beau, dit à voix basse une grisette en
se rangeant pour le laisser passer.
– Et
qui le sait trop, répondit tout haut sa compagne qui était laide.
Après un
tour de galerie, le jeune homme regarda tour à tour le ciel et sa
montre, fit un geste d’impatience, entra dans un bureau de tabac, y
alluma un cigare, se posa devant une glace, et jeta un regard sur son
costume, un peu plus riche que ne le permettent en France les lois du
goût. Il rajusta son col et son gilet de velours noir sur lequel se
croisait plusieurs fois une de ces grosses chaînes d’or fabriquées
à Gênes ; puis, après avoir jeté par un seul mouvement sur
son épaule gauche son manteau doublé de velours en le drapant avec
élégance, il reprit sa promenade sans se laisser distraire par les
œillades bourgeoises qu’il recevait. Quand les boutiques
commencèrent à s’illuminer et que la nuit lui parut assez noire,
il se dirigea vers la place du Palais-Royal en homme qui craignait
d’être reconnu, car il côtoya la place jusqu’à la fontaine,
pour gagner à l’abri des fiacres l’entrée de la rue
Froidmanteau, rue sale, obscure et mal hantée ; une sorte
d’égout que la police tolère auprès du Palais-Royal assaini, de
même qu’un majordome italien laisserait un valet négligent
entasser dans un coin de l’escalier les balayures de l’appartement.
Le jeune homme hésitait. On eût dit d’une bourgeoise endimanchée
allongeant le cou devant un ruisseau grossi par une averse. Cependant
l’heure était bien choisie pour satisfaire quelque honteuse
fantaisie. Plus tôt on pouvait être surpris, plus tard on pouvait
être devancé. S’être laissé convier par un de ces regards qui
encouragent sans être provocants ; avoir suivi pendant une
heure, pendant un jour peut-être, une femme jeune et belle, l’avoir
divinisée dans sa pensée et avoir donné à sa légèreté mille
interprétations avantageuses ; s’être repris à croire aux
sympathies soudaines, irrésistibles ; avoir imaginé sous le
feu d’une excitation passagère une aventure dans un siècle où
les romans s’écrivent précisément parce qu’ils n’arrivent
plus ; avoir rêvé balcons, guitares, stratagèmes, verrous, et
s’être drapé dans le manteau d’Almaviva ; après avoir
écrit un poëme dans sa fantaisie, s’arrêter à la porte d’un
mauvais lieu ; puis, pour tout dénoûment, voir dans la retenue
de sa Rosine une précaution imposée par un règlement de police,
n’est-ce pas une déception par laquelle ont passé bien des hommes
qui n’en conviendront pas ? Les sentiments les plus naturels
sont ceux qu’on avoue avec le plus de répugnance, et la fatuité
est un de ces sentiments-là. Quand la leçon ne va pas plus loin, un
Parisien en profite ou l’oublie, et le mal n’est pas grand ;
mais il n’en devait pas être ainsi pour l’étranger, qui
commençait à craindre de payer un peu cher son éducation
parisienne.
Ce promeneur
était un noble Milanais banni de sa patrie, où quelques équipées
libérales l’avaient rendu suspect au gouvernement autrichien. Le
comte Andrea Marcosini s’était vu accueillir à Paris avec cet
empressement tout français qu’y rencontreront toujours un esprit
aimable, un nom sonore, accompagnés de deux cent milles livres de
rente et d’un charmant extérieur. Pour un tel homme, l’exil
devait être un
voyage de plaisir ; ses biens furent simplement séquestrés, et ses amis l’informèrent qu’après une absence de deux ans au plus, il pourrait sans danger reparaître dans sa patrie. Apres avoir fait rimer crudeli affanni avec i miei tiranni dans une douzaine de sonnets, après avoir soutenu de sa bourse les malheureux Italiens réfugiés, le comte Andrea, qui avait le malheur d’être poëte, se crut libéré de ses idées patriotiques. Depuis son arrivée, il se livrait donc sans arrière-pensée aux plaisirs de tout genre que Paris offre gratis à quiconque est assez riche pour les acheter. Ses talents et sa beauté lui avaient valu bien des succès auprès des femmes qu’il aimait collectivement autant qu’il convenait à son âge, mais parmi lesquelles il n’en distinguait encore aucune. Ce goût était d’ailleurs subordonné en lui à ceux de la musique et de la poésie qu’il cultivait depuis l’enfance, et où il lui paraissait plus difficile et plus glorieux de réussir qu’en galanterie, puisque la nature lui épargnait les difficultés que les hommes aiment à vaincre. Homme complexe comme tant d’autres, il se laissait facilement séduire par les douceurs du luxe sans lequel il n’aurait pu vivre, de même qu’il tenait beaucoup aux distinctions sociales que ses opinions repoussaient. Aussi ses théories d’artiste, de penseur, de poëte, étaient-elles souvent en contradiction avec ses goûts, avec ses sentiments, avec ses habitudes de gentilhomme millionnaire ; mais il se consolait de ces non-sens en les retrouvant chez beaucoup de Parisiens, libéraux par intérêt, aristocrates par nature. Il ne s’était donc pas surpris sans une vive inquiétude, le 31 décembre 1830, à pied, par un de nos dégels, attaché aux pas d’une femme dont le costume annonçait une misère profonde, radicale, ancienne, invétérée, qui n’était pas plus belle que tant d’autres qu’il voyait chaque soir aux Bouffons, à l’Opéra, dans le monde, et certainement moins jeune que madame de Manerville, de laquelle il avait obtenu un rendez-vous pour ce jour même, et qui l’attendait peut-être encore. Mais il y avait dans le regard à la fois tendre et farouche, profond et rapide, que les yeux noirs de cette femme lui dardaient à la dérobée, tant de douleurs et tant de voluptés étouffées ! Mais elle avait rougi avec tant de feu, quand, au sortir d’un magasin où elle était demeurée un quart d’heure, et ses yeux s’étaient si bien rencontrés avec ceux du Milanais, qui l’avait attendue à quelques pas !… Il y avait enfin tant de mais et de si que le comte, envahi par une de ces tentations furieuses pour lesquelles il n’est de nom dans aucune langue, même dans celle de l’orgie, s’était mis à la poursuite de cette femme, chassant enfin à la grisette comme un vieux Parisien. Chemin faisant, soit qu’il se trouvât suivre ou devancer cette femme, il l’examinait dans tous les détails de sa personne ou de sa mise, afin de déloger le désir absurde et fou qui s’était barricadé dans sa cervelle ; il trouva bientôt à cette revue un plaisir plus ardent que celui qu’il avait goûté la veille en contemplant, sous les ondes d’un bain parfumé, les formes irréprochables d’une personne aimée ; parfois baissant la tête, l’inconnue lui jetait le regard oblique d’une chèvre attachée près de la terre, et se voyant toujours poursuivie, elle hâtait le pas comme si elle eût voulu fuir. Néanmoins, quand un embarras de voitures ou tout autre accident ramenait Andrea près d’elle, le noble la voyait fléchir sous son regard, sans que rien dans ses traits exprimât le dépit. Ces signes certains d’une émotion combattue donnèrent le dernier coup d’éperon aux rêves désordonnés qui l’emportaient, et il galopa jusqu’à la rue Froidmanteau, où, après bien des détours, l’inconnue entra brusquement, croyant avoir dérobé sa trace à l’étranger, bien surpris de ce manége. Il faisait nuit. Deux femmes tatouées de rouge, qui buvaient du cassis sur le comptoir d’un épicier, virent la jeune femme et l’appelèrent. L’inconnue s’arrêta sur le seuil de la porte, répondit par quelques mots pleins de douceur au compliment cordial qui lui fut adressé, et reprit sa course. Andrea, qui marchait derrière elle, la vit disparaître dans une des plus sombres allées de cette rue dont le nom lui était inconnu. L’aspect repoussant de la maison où venait d’entrer l’héroïne de son roman lui causa comme une nausée. En reculant d’un pas pour examiner les lieux, il trouva près de lui un homme de mauvaise mine et lui demanda des renseignements. L’homme appuya sa main droite sur un bâton noueux, posa la gauche sur sa hanche, et répondit par un seul mot : ― Farceur ! Mais en toisant l’Italien, sur qui tombait la lueur du réverbère, sa figure prit une expression pateline.
voyage de plaisir ; ses biens furent simplement séquestrés, et ses amis l’informèrent qu’après une absence de deux ans au plus, il pourrait sans danger reparaître dans sa patrie. Apres avoir fait rimer crudeli affanni avec i miei tiranni dans une douzaine de sonnets, après avoir soutenu de sa bourse les malheureux Italiens réfugiés, le comte Andrea, qui avait le malheur d’être poëte, se crut libéré de ses idées patriotiques. Depuis son arrivée, il se livrait donc sans arrière-pensée aux plaisirs de tout genre que Paris offre gratis à quiconque est assez riche pour les acheter. Ses talents et sa beauté lui avaient valu bien des succès auprès des femmes qu’il aimait collectivement autant qu’il convenait à son âge, mais parmi lesquelles il n’en distinguait encore aucune. Ce goût était d’ailleurs subordonné en lui à ceux de la musique et de la poésie qu’il cultivait depuis l’enfance, et où il lui paraissait plus difficile et plus glorieux de réussir qu’en galanterie, puisque la nature lui épargnait les difficultés que les hommes aiment à vaincre. Homme complexe comme tant d’autres, il se laissait facilement séduire par les douceurs du luxe sans lequel il n’aurait pu vivre, de même qu’il tenait beaucoup aux distinctions sociales que ses opinions repoussaient. Aussi ses théories d’artiste, de penseur, de poëte, étaient-elles souvent en contradiction avec ses goûts, avec ses sentiments, avec ses habitudes de gentilhomme millionnaire ; mais il se consolait de ces non-sens en les retrouvant chez beaucoup de Parisiens, libéraux par intérêt, aristocrates par nature. Il ne s’était donc pas surpris sans une vive inquiétude, le 31 décembre 1830, à pied, par un de nos dégels, attaché aux pas d’une femme dont le costume annonçait une misère profonde, radicale, ancienne, invétérée, qui n’était pas plus belle que tant d’autres qu’il voyait chaque soir aux Bouffons, à l’Opéra, dans le monde, et certainement moins jeune que madame de Manerville, de laquelle il avait obtenu un rendez-vous pour ce jour même, et qui l’attendait peut-être encore. Mais il y avait dans le regard à la fois tendre et farouche, profond et rapide, que les yeux noirs de cette femme lui dardaient à la dérobée, tant de douleurs et tant de voluptés étouffées ! Mais elle avait rougi avec tant de feu, quand, au sortir d’un magasin où elle était demeurée un quart d’heure, et ses yeux s’étaient si bien rencontrés avec ceux du Milanais, qui l’avait attendue à quelques pas !… Il y avait enfin tant de mais et de si que le comte, envahi par une de ces tentations furieuses pour lesquelles il n’est de nom dans aucune langue, même dans celle de l’orgie, s’était mis à la poursuite de cette femme, chassant enfin à la grisette comme un vieux Parisien. Chemin faisant, soit qu’il se trouvât suivre ou devancer cette femme, il l’examinait dans tous les détails de sa personne ou de sa mise, afin de déloger le désir absurde et fou qui s’était barricadé dans sa cervelle ; il trouva bientôt à cette revue un plaisir plus ardent que celui qu’il avait goûté la veille en contemplant, sous les ondes d’un bain parfumé, les formes irréprochables d’une personne aimée ; parfois baissant la tête, l’inconnue lui jetait le regard oblique d’une chèvre attachée près de la terre, et se voyant toujours poursuivie, elle hâtait le pas comme si elle eût voulu fuir. Néanmoins, quand un embarras de voitures ou tout autre accident ramenait Andrea près d’elle, le noble la voyait fléchir sous son regard, sans que rien dans ses traits exprimât le dépit. Ces signes certains d’une émotion combattue donnèrent le dernier coup d’éperon aux rêves désordonnés qui l’emportaient, et il galopa jusqu’à la rue Froidmanteau, où, après bien des détours, l’inconnue entra brusquement, croyant avoir dérobé sa trace à l’étranger, bien surpris de ce manége. Il faisait nuit. Deux femmes tatouées de rouge, qui buvaient du cassis sur le comptoir d’un épicier, virent la jeune femme et l’appelèrent. L’inconnue s’arrêta sur le seuil de la porte, répondit par quelques mots pleins de douceur au compliment cordial qui lui fut adressé, et reprit sa course. Andrea, qui marchait derrière elle, la vit disparaître dans une des plus sombres allées de cette rue dont le nom lui était inconnu. L’aspect repoussant de la maison où venait d’entrer l’héroïne de son roman lui causa comme une nausée. En reculant d’un pas pour examiner les lieux, il trouva près de lui un homme de mauvaise mine et lui demanda des renseignements. L’homme appuya sa main droite sur un bâton noueux, posa la gauche sur sa hanche, et répondit par un seul mot : ― Farceur ! Mais en toisant l’Italien, sur qui tombait la lueur du réverbère, sa figure prit une expression pateline.
– Ah !
pardon, monsieur, reprit-il en changeant tout à coup de ton, il y a
aussi un restaurant, une sorte de table d’hôte où la cuisine est
fort mauvaise, et où l’on met du fromage dans la soupe. Peut-être
monsieur cherche-t-il cette gargote, car il est facile de voir au
costume que monsieur est Italien ; les Italiens aiment beaucoup
le velours et le fromage. Si monsieur veut que je lui indique un
meilleur restaurant, j’ai à deux pas d’ici une tante qui aime
beaucoup les étrangers.
Andrea releva
son manteau jusqu’à ses moustaches et s’élança hors de la rue,
poussé par le dégoût que lui causa cet immonde personnage, dont
l’habillement et les gestes étaient en harmonie avec la maison
ignoble où venait d’entrer l’inconnue. Il retrouva avec délices
les mille recherches de son appartement, et alla passer la soirée
chez la marquise d’Espard pour tâcher de laver la souillure de
cette fantaisie qui l’avait si tyranniquement dominé pendant une
partie de la journée. Cependant, lorsqu’il fut couché, par le
recueillement de la nuit, il retrouva sa vision du jour, mais plus
lucide et plus animée que dans la réalité. L’inconnue marchait
encore devant lui. Parfois, en traversant les ruisseaux, elle
découvrait encore sa jambe ronde. Ses hanches nerveuses
tressaillaient à chacun de ses pas. Andrea voulait de nouveau lui
parler, et n’osait, lui, Marcosini, noble Milanais ! Puis il
la voyait entrant dans cette allée obscure qui la lui avait dérobée,
et il se reprochait alors de ne l’y avoir point suivie. ― Car
enfin, se disait-il, si elle m’évitait et voulait me faire perdre
ses traces, elle m’aime. Chez les femmes de cette sorte, la
résistance est une preuve d’amour. Si j’avais poussé plus loin
cette aventure, j’aurais fini peut-être par y rencontrer le
dégoût, et je dormirais tranquille. Le comte avait l’habitude
d’analyser ses sensations les plus vives, comme font
involontairement les hommes qui ont autant d’esprit que de cœur,
et il s’étonnait de revoir l’inconnue de la rue Froidmanteau,
non dans la pompe idéale des visions, mais dans la nudité de ses
réalités affligeantes. Et néanmoins, si sa fantaisie avait
dépouillé cette femme de la livrée de la misère, elle la lui
aurait gâtée ; car il la voulait, il la désirait, il l’aimait
avec ses bas crottés, avec ses souliers éculés, avec son chapeau
de paille de riz ! Il la voulait dans cette maison même où il
l’avait vue entrer ! ― Suis-je donc épris du vice ? se
disait-il tout effrayé. Je n’en suis pas encore là, j’ai
vingt-trois ans et n’ai rien d’un vieillard blasé. L’énergie
même du caprice dont il se voyait le jouet le rassurait un peu.
Cette singulière lutte, cette réflexion et cet amour à la course
pourront à juste titre surprendre quelques personnes habituées au
train de Paris ; mais elles devront remarquer que le comte
Andrea Marcosini n’était pas Français.
Élevé entre
deux abbés qui, d’après la consigne donnée par un père dévot,
le lâchèrent rarement, Andréa n’avait pas aimé une cousine à
onze ans, ni séduit à douze la femme de chambre de sa mère ;
il n’avait pas hanté ces colléges où l’enseignement le plus
perfectionné n’est pas celui que vend l’État ; enfin il
n’habitait Paris que depuis quelques années : il était donc
encore accessible à ces impressions soudaines et profondes contre
lesquelles l’éducation et les mœurs françaises forment une égide
si puissante. Dans les pays méridionaux, de grandes passions
naissent souvent d’un coup d’œil. Un gentilhomme gascon, qui
tempérait beaucoup de sensibilité par beaucoup de réflexion,
s’était approprié mille petites recettes contre les soudaines
apoplexies de son esprit et de son cœur, avait conseillé au comte
de se livrer au moins une fois par mois à quelque orgie magistrale
pour conjurer ces orages de l’âme qui, sans de telles précautions,
éclatent souvent mal à propos. Andrea se rappela le conseil. ―
Eh ! bien, pensa-t-il, je commencerai demain, premier janvier.
Ceci explique
pourquoi le comte Andrea Marcosini louvoyait si timidement pour
entrer dans la rue Froidmanteau. L’homme élégant embarrassait
l’amoureux, il hésita longtemps ; mais après avoir fait un
dernier appel à son courage, l’amoureux marcha d’un pas assez
ferme jusqu’à la maison qu’il reconnut sans peine. Là, il
s’arrêta encore. Cette femme était-elle bien ce qu’il
imaginait ? N’allait-il pas faire quelque fausse démarche ?
Il se souvint alors de la table d’hôte italienne, et s’empressa
de saisir un moyen terme qui servait à la fois son désir et sa
répugnance. Il entra pour dîner, et se glissa dans l’allée au
fond de laquelle il trouva, non sans tâtonner longtemps, les marches
humides et grasses d’un escalier qu’un grand seigneur italien
devait prendre pour une échelle. Attiré vers le premier étage par
une petite lampe posée à terre et par une forte odeur de cuisine,
il poussa la porte entr’ouverte et vit une salle brune de crasse et
de fumée où trottait une Léonarde occupée à parer une table
d’environ vingt couverts. Aucun des convives ne s’y trouvait
encore. Après un coup d’œil jeté sur cette chambre mal éclairée,
et dont le papier tombait en lambeaux, le noble alla s’asseoir près
d’un poêle qui fumait et ronflait dans un coin. Amené par le
bruit que fit le comte en entrant et déposant son manteau, le maître
d’hôtel se montra brusquement. Figurez-vous un cuisinier maigre,
sec, d’une grande taille, doué d’un nez grassement démesuré,
et jetant autour de lui, par moments et avec une vivacité fébrile,
un regard qui voulait paraître prudent. À l’aspect d’Andrea,
dont toute la tenue annonçait une grande aisance, il signor Giardini
s’inclina respectueusement. Le comte manifesta le désir de prendre
habituellement ses repas en compagnie de quelques compatriotes, de
payer d’avance un certain nombre de cachets, et sut donner à la
conversation une tournure familière afin d’arriver promptement à
son but. À peine eut-il parlé de son inconnue, que il signor
Giardini fit un geste grotesque, et regarda son convive d’un air
malicieux, en laissant errer un sourire sur ses lèvres.
– Basta !
s’écria-t-il, capisco ! Votre seigneurie est conduite ici par
deux appétits. La signora Gambara n’aura point perdu son temps, si
elle est parvenue à intéresser un seigneur aussi généreux que
vous paraissez l’être. En peu de mots, je vous apprendrai tout ce
que nous savons ici sur cette pauvre femme, vraiment bien digne de
pitié. Le mari est né, je crois, à Crémone, et arrive
d’Allemagne ; il voulait faire prendre une nouvelle musique et
de nouveaux instruments chez les Tedeschi ! N’est-ce pas à
faire pitié ? dit Giardini en haussant les épaules. Il signor
Gambara, qui se croit un grand compositeur, ne me paraît pas fort
sur tout le reste. Galant homme d’ailleurs, plein de sens et
d’esprit, quelquefois fort aimable, surtout quand il a bu quelques
verres de vin, cas rare, vu sa profonde misère, il s’occupe nuit
et jour à composer des opéras et des symphonies imaginaires, au
lieu de chercher à gagner honnêtement sa vie. Sa pauvre femme est
réduite à travailler pour toute sorte de monde, le monde de la
borne ! Que voulez-vous ? elle aime son mari comme un père
et le soigne comme un enfant. Beaucoup de jeunes gens ont dîné chez
moi pour faire leur cour à madame, mais pas un n’a réussi, dit-il
en appuyant sur le dernier mot. La signora Marianna est sage, mon
cher monsieur, trop sage pour son malheur ! Les hommes ne
donnent rien pour rien aujourd’hui. La pauvre femme mourra donc à
la peine. Vous croyez que son mari la récompense de ce
dévouement ?.. bah ! monsieur ne lui accorde pas un
sourire ; et leur cuisine se fait chez le boulanger, car,
non-seulement ce diable d’homme ne gagne pas un sou, mais encore il
dépense tout le fruit du travail de sa femme en instruments qu’il
taille, qu’il allonge, qu’il raccourcit, qu’il démonte et
remonte jusqu’à ce qu’ils ne puissent plus rendre que des sons à
faire fuir les chats ; alors il est content. Et pourtant vous
verrez en lui le plus doux, le meilleur de tous les hommes, et
nullement paresseux, il travaille toujours. Que vous dirai-je ?
il est fou et ne connaît pas son état. Je l’ai vu, limant et
forgeant ses instruments, manger du pain noir avec un appétit qui me
faisait envie à moi-même, à moi, monsieur, qui ai la meilleure
table de Paris. Oui, Excellence, avant un quart d’heure vous saurez
quel homme je suis. J’ai introduit dans la cuisine italienne des
raffinements qui vous surprendront. Excellence, je suis Napolitain,
c’est-à-dire né cuisinier. Mais à quoi sert l’instinct sans la
science ? la science ! j’ai passé trente ans à
l’acquérir, et voyez où elle m’a conduit. Mon histoire est
celle de tous les hommes de talent ! Mes essais, mes expériences
ont ruiné trois restaurants successivement fondés à Naples, à
Parme et à Rome. Aujourd’hui, que je suis encore réduit à faire
métier de mon art, je me laisse aller le plus souvent à ma passion
dominante. Je sers à ces pauvres réfugiés quelques-uns de mes
ragoûts de prédilection. Je me ruine ainsi ! Sottise,
direz-vous ? Je le sais ; mais que voulez-vous ? le
talent m’emporte, et je ne puis résister à confectionner un mets
qui me sourit. Ils s’en aperçoivent toujours, les gaillards. Ils
savent bien, je vous le jure, qui de ma femme ou de moi a servi la
batterie. Qu’arrive-t-il ? de soixante et quelques convives
que je voyais chaque jour à ma table, à l’époque où j’ai
fondé ce misérable restaurant, je n’en reçois plus aujourd’hui
qu’une vingtaine environ à qui je fais crédit pour la plupart du
temps. Les Piémontais, les Savoyards sont partis ; mais les
connaisseurs, les gens de goût, les vrais Italiens me sont restés.
Aussi, pour eux, n’est-il sacrifice que je ne fasse ! je leur
donne bien souvent pour vingt-cinq sous par tête un dîner qui me
revient au double.
La parole du
signor Giardini sentait tant la naïve rouerie napolitaine, que le
comte charmé se crut encore à Gérolamo.
– Puisqu’il
en est ainsi, mon cher hôte, dit-il familièrement au cuisinier,
puisque le hasard et votre confiance m’ont mis dans le secret de
vos sacrifices journaliers, permettez-moi de doubler la somme.
En achevant
ces mots, Andrea faisait tourner sur le poêle une pièce de quarante
francs, sur laquelle le signor Giardini lui rendit religieusement
deux francs cinquante centimes, non sans quelques façons discrètes
qui le réjouirent fort.
– Dans
quelques minutes, reprit Giardini, vous allez voir votre donnina. Je
vous placerai près du mari, et si vous voulez être dans ses bonnes
grâces, parlez musique, je les ai invités tous deux, pauvres gens !
À cause du nouvel an, je régale mes hôtes d’un mets dans la
confection duquel je crois m’être surpassé…
La voix du
signor Giardini fut couverte par les bruyantes félicitations des
convives qui vinrent deux à deux, un à un, assez capricieusement,
suivant la coutume des tables d’hôte. Giardini affectait de se
tenir près du comte, et faisait le cicerone en lui indiquant quels
étaient ses habitués. Il tâchait d’amener par ses lazzi un
sourire sur les lèvres d’un homme en qui son instinct de
Napolitain lui indiquait un riche protecteur à exploiter.
– Celui-ci,
dit-il, est un pauvre compositeur, qui voudrait passer de la romance
à l’opéra et ne peut. Il se plaint des directeurs, des marchands
de musique, de tout le monde, excepté de lui-même, et, certes, il
n’a pas de plus cruel ennemi. Vous voyez quel teint fleuri, quel
contentement de lui, combien peu d’efforts dans ses traits, si bien
disposés pour la romance ; celui qui l’accompagne, et qui a
l’air d’un marchand d’allumettes, est une des plus grandes
célébrités musicales, Gigelmi ! le plus grand chef
d’orchestre italien connu ; mais il est sourd, et finit
malheureusement sa vie, privé de ce qui la lui embellissait. Oh !
voici notre grand Ottoboni, le plus naïf vieillard que la terre ait
porté, mais il est soupçonné d’être le plus enragé de ceux qui
veulent la régénération de l’Italie. Je me demande comment l’on
peut bannir un si aimable vieillard ?
Ici Giardini
regarda le comte, qui, se sentant sondé du côté politique, ce
retrancha dans une immobilité tout italienne.
– Un
homme obligé de faire la cuisine à tout le monde doit s’interdire
d’avoir une opinion politique, Excellence, dit le cuisinier en
continuant. Mais tout le monde, à l’aspect de ce brave homme, qui
a plus l’air d’un mouton que d’un lion, eût dit ce que je
pense devant l’ambassadeur d’Autriche lui-même. D’ailleurs
nous sommes dans un moment où la liberté n’est plus proscrite et
va recommencer sa tournée ! Ces braves gens le croient du
moins, dit-il en s’approchant de l’oreille du comte, et pourquoi
contrarierais-je [contrarierai-je] leurs espérances ! car moi,
je ne hais pas l’absolutisme, Excellence ! Tout grand talent
est absolutiste ! Hé ! bien, quoique plein de génie,
Ottoboni se donne des peines inouïes pour l’instruction de
l’Italie, il compose des petits livres pour éclairer
l’intelligence des enfants et des gens du peuple, il les fait
passer très-habilement en Italie, il prend tous les moyens de
refaire un moral à notre pauvre patrie, qui préfère la jouissance
à la liberté, peut-être avec raison !
Le comte
gardait une attitude si impassible que le cuisinier ne put rien
découvrir de ses véritables opinions politiques.
– Ottoboni,
reprit-il, est un saint homme, il est très-secourable, tous les
réfugiés l’aiment, car, Excellence, un libéral peut avoir des
vertus ! Oh ! oh ! fit Giardini, voilà un
journaliste, dit-il en désignant un homme qui avait le costume
ridicule que l’on donnait autrefois aux poëtes logés dans les
greniers, car son habit était râpé, ses bottes crevassées, son
chapeau gras, et sa redingote dans un état de vétusté déplorable.
Excellence, ce pauvre homme est plein de talent et… incorruptible !
il s’est trompé sur son époque, il dit la vérité à tout le
monde, personne ne peut le souffrir. Il rend compte des théâtres
dans deux journaux obscurs, quoiqu’il soit assez instruit pour
écrire dans les grands journaux. Pauvre homme ! Les autres ne
valent pas la peine de vous être indiqués, et Votre Excellence les
devinera, dit-il en s’apercevant qu’à l’aspect de la femme du
compositeur le comte ne l’écoutait plus.
En voyant
Andrea, la signora Marianna tressaillit et ses joues se couvrirent
d’une vive rougeur.
– Le
voici, dit Giardini à voix basse en serrant le bras du comte et lui
montrant un homme d’une grande taille. Voyez comme il est pâle et
grave le pauvre homme ! aujourd’hui le dada n’a sans doute
pas trotté à son idée.
La
préoccupation amoureuse d’Andrea fut troublée par un charme
saisissant qui signalait Gambara à l’attention de tout véritable
artiste. Le compositeur avait atteint sa quarantième année ;
mais quoique son front large et chauve fût sillonné de quelques
plis parallèles et peu profonds, malgré ses tempes creuses où
quelques veines nuançaient de bleu le tissu transparent d’une peau
lisse, malgré la profondeur des orbites où s’encadraient ses yeux
noirs pourvus de larges paupières aux cils clairs, la partie
inférieure de son visage lui donnait tous les semblants de la
jeunesse par la tranquillité des lignes et par la mollesse des
contours. Le premier coup d’œil disait à l’observateur que chez
cet homme la passion avait été étouffée au profit de
l’intelligence qui seule s’était vieillie dans quelque grande
lutte. Andrea jeta rapidement un regard à Marianna qui l’épiait.
À l’aspect de cette belle tête italienne dont les proportions
exactes et la splendide coloration révélaient une de ces
organisations où toutes les forces humaines sont harmoniquement
balancées, il mesura l’abîme qui séparait ces deux êtres unis
par le hasard. Heureux du présage qu’il voyait dans cette
dissemblance entre les deux époux, il ne songeait point à se
défendre d’un sentiment qui devait élever une barrière entre la
belle Marianna et lui. Il ressentait déjà pour cet homme de qui
elle était l’unique bien, une sorte de pitié respectueuse en
devinant la digne et sereine infortune qu’accusait le regard doux
et mélancolique de Gambara. Après s’être attendu à rencontrer
dans cet homme un de ces personnages grotesques si souvent mis en
scène par les conteurs allemands et par les poëtes de libretti, il
trouvait un homme simple et réservé dont les manières et la tenue,
exemptes de toute étrangeté, ne manquaient pas de noblesse. Sans
offrir la moindre apparence de luxe, son costume était plus
convenable que ne le comportait sa profonde misère, et son linge
attestait la tendresse qui veillait sur les moindres détails de sa
vie. Andrea leva des yeux humides sur Marianna, qui ne rougit point
et laissa échapper un demi-sourire où perçait peut-être l’orgueil
que lui inspira ce muet hommage. Trop sérieusement épris pour ne
pas épier le moindre indice de complaisance, le comte se crut aimé
en se voyant si bien compris. Dès lors il s’occupa de la conquête
du mari plutôt que de celle de la femme, en dirigeant toutes ses
batteries contre le pauvre Gambara, qui, ne se doutant de rien,
avalait sans les goûter les bocconi du signor Giardini. Le comte
entama la conversation sur un sujet banal ; mais, dès les
premiers mots, il tint cette intelligence, prétendue aveugle
peut-être sur un point, pour fort clairvoyante sur tous les autres,
et vit qu’il s’agissait moins de caresser la fantaisie de ce
malicieux bonhomme que de tâcher d’en comprendre les idées. Les
convives, gens affamés dont l’esprit se réveillait à l’aspect
d’un repas bon ou mauvais, laissaient percer les dispositions les
plus hostiles au pauvre Gambara, et n’attendaient que la fin du
premier service pour donner l’essor à leurs plaisanteries. Un
réfugié, dont les œillades fréquentes trahissaient de prétentieux
projets sur Marianna et qui croyait se placer bien avant dans le cœur
de l’Italienne en cherchant à répandre le ridicule sur son mari,
commença le feu pour mettre le nouveau venu au fait des mœurs de la
table d’hôte.
– Voici
bien du temps que nous n’entendons plus parler de l’opéra de
Mahomet, s’écria-t-il en souriant à Marianna, serait-ce que tout
entier aux soins domestiques, absorbé par les douceurs du
pot-au-feu, Paolo Gambara négligerait un talent surhumain,
laisserait refroidir son génie et attiédir son imagination ?
Gambara
connaissait tous les convives, il se sentait placé dans une sphère
si supérieure qu’il ne prenait plus la peine de repousser leurs
attaques, il ne répondit point.
– Il
n’est pas donné à tout le monde, reprit le journaliste, d’avoir
assez d’intelligence pour comprendre les élucubrations musicales
de monsieur, et là sans doute est la raison qui empêche notre divin
maestro de se produire aux bons Parisiens.
– Cependant,
dit le compositeur de romances, qui n’avait ouvert la bouche que
pour y engloutir tout ce qui se présentait, je connais des gens à
talent qui font un certain cas du jugement des Parisiens. J’ai
quelque réputation en musique, ajouta-t-il d’un air modeste, je ne
la dois qu’à mes petits airs de vaudeville et au succès
qu’obtiennent mes contredanses dans les salons ; mais je
compte faire bientôt exécuter une messe composée pour
l’anniversaire de la mort de Beethoven, et je crois que je serai
mieux compris à Paris que partout ailleurs. Monsieur me fera-t-il
l’honneur d’y assister ? dit-il en s’adressant à Andrea.
– Merci,
répondit le comte, je ne me sens pas doué des organes nécessaires
à l’appréciation des chants français. Mais si vous étiez mort,
monsieur, et que Beethoven eût fait la messe, je ne manquerais pas
d’aller l’entendre.
Cette
plaisanterie fit cesser l’escarmouche de ceux qui voulaient mettre
Gambara sur la voie de ses lubies, afin de divertir le nouveau venu.
Andrea sentait déjà quelque répugnance à donner une folie si
noble et si touchante en spectacle à tant de vulgaires sagesses. Il
poursuivit sans arrière-pensée un entretien à bâtons rompus,
pendant lequel le nez du signor Giardini s’interposa souvent à
deux répliques. À chaque fois qu’il échappait à Gambara quelque
plaisanterie de bon ton ou quelque aperçu paradoxal, le cuisinier
avançait la tête, jetait au musicien un regard de pitié, un regard
d’intelligence au comte, et lui disait à l’oreille : ― E
matto ! Un moment vint où le cuisinier interrompit le cours de
ses observations judicieuses, pour s’occuper du second service
auquel il attachait la plus grande importance. Pendant son absence,
qui dura peu, Gambara se pencha vers l’oreille d’Andrea.
– Ce
bon Giardini, lui dit-il à demi-voix, nous a menacés aujourd’hui
d’un plat de son métier que je vous engage à respecter, quoique
sa femme en ait surveillé la préparation. Le brave homme a la manie
des innovations en cuisine. Il s’est ruiné en essais dont le
dernier l’a forcé à partir de Rome sans passe-port, circonstance
sur laquelle il se tait. Après avoir acheté un restaurant en
réputation, il fut chargé d’un gala que donnait un cardinal
nouvellement promu et dont la maison n’était pas encore montée.
Giardini crut avoir trouvé une occasion de se distinguer, il y
parvint : le soir même, accusé d’avoir voulu empoisonner
tout le conclave, il fut contraint de quitter Rome et l’Italie sans
faire ses malles. Ce malheur lui a porté le dernier coup, et
maintenant…
Gambara se
posa un doigt au milieu de son front, et secoua la tête.
– D’ailleurs,
ajouta-t-il, il est bon homme. Ma femme assure que nous lui avons
beaucoup d’obligations.
Giardini
parut portant avec précaution un plat qu’il posa au milieu de la
table, et après il revint modestement se placer auprès d’Andrea,
qui fut servi le premier. Dès qu’il eut goûté ce mets, le comte
trouva un intervalle infranchissable entre la première et la seconde
bouchée. Son embarras fut grand, il tenait fort à ne point
mécontenter le cuisinier qui l’observait attentivement. Si le
restaurateur français se soucie peu de voir dédaigner un mets dont
le paiement est assuré, il ne faut pas croire qu’il en soit de
même d’un restaurateur italien à qui souvent l’éloge ne suffit
pas. Pour gagner du temps, Andrea complimenta chaleureusement
Giardini, mais il se pencha vers l’oreille du cuisinier, lui glissa
sous la table une pièce d’or, et le pria d’aller acheter
quelques bouteilles de vin de Champagne en le laissant libre de
s’attribuer tout l’honneur de cette libéralité.
Quand le
cuisinier reparut, toutes les assiettes étaient vides, et la salle
retentissait des louanges du maître d’hôtel. Le vin de Champagne
échauffa bientôt les têtes italiennes, et la conversation,
jusqu’alors contenue par la présence d’un étranger, sauta
par-dessus les bornes d’une réserve soupçonneuse pour se répandre
çà et là dans les champs immenses des théories politiques et
artistiques. Andrea, qui ne connaissait d’autres ivresses que
celles de l’amour et de la poésie, se rendit bientôt maître de
l’attention générale, et conduisit habilement la discussion sur
le terrain des questions musicales.
– Veuillez
m’apprendre, monsieur, dit-il au faiseur de contredanses, comment
le Napoléon des petits airs s’abaisse à détrôner Palestrina,
Pergolèse, Mozart, pauvres gens qui vont plier bagage aux approches
de cette foudroyante messe de mort ?
– Monsieur,
dit le compositeur, un musicien est toujours embarrassé de répondre
quand sa réponse exige le concours de cent exécutants habiles.
Mozart, Haydn et Beethoven, sans orchestre, sont peu de chose.
– Peu
de chose ? reprit le comte, mais tout le monde sait que l’auteur
immortel de Don Juan et du Requiem s’appelle Mozart, et j’ai le
malheur d’ignorer celui du fécond inventeur des contredanses qui
ont tant de vogue dans les salons.
– La
musique existe indépendamment de l’exécution, dit le chef
d’orchestre qui malgré sa surdité avait saisi quelques mots de la
discussion. En ouvrant la symphonie en ut mineur de Beethoven, un
homme de musique est bientôt transporté dans le monde de la
Fantaisie sur les ailes d’or du thème en sol naturel, répété en
mi par les cors. Il voit toute une nature tour à tour éclairée par
d’éblouissantes gerbes de lumières, assombrie par des nuages de
mélancolie, égayée par des chants divins.
– Beethoven
est dépassé par la nouvelle école, dit dédaigneusement le
compositeur de romances.
– Il
n’est pas encore compris, dit le comte, comment serait-il dépassé ?
Ici Gambara
but un grand verre de vin de Champagne, et accompagna sa libation
d’un demi-sourire approbateur.
– Beethoven,
reprit le comte, a reculé les bornes de la musique instrumentale, et
personne ne l’a suivi.
Gambara
réclama par un mouvement de tête.
– Ses
ouvrages sont surtout remarquables par la simplicité du plan, et par
la manière dont est suivi ce plan, reprit le comte. Chez la plupart
des compositeurs, les parties d’orchestre folles et désordonnées
ne s’entrelacent que pour produire l’effet du moment, elles ne
concourent pas toujours à l’ensemble du morceau par la régularité
de leur marche. Chez Beethoven, les effets sont pour ainsi dire
distribués d’avance. Semblables aux différents régiments qui
contribuent par des mouvements réguliers au gain de la bataille, les
parties d’orchestre des symphonies de Beethoven suivent les ordres
donnés dans l’intérêt général, et sont subordonnées à des
plans admirablement bien conçus. Il y a parité sous ce rapport chez
un génie d’un autre genre. Dans les magnifiques compositions
historiques de Walter Scott, le personnage le plus en dehors de
l’action vient, à un moment donné, par des fils tissus dans la
trame de l’intrigue, se rattacher au dénoûment.
– E
vero ! dit Gambara à qui le bon sens semblait revenir en sens
inverse de sa sobriété.
Voulant
pousser l’épreuve plus loin, Andrea oublia pour un moment toutes
ses sympathies, il se prit à battre en brèche la réputation
européenne de Rossini, et fit à l’école italienne ce procès
qu’elle gagne chaque soir depuis trente ans sur plus de cent
théâtres en Europe. Il avait fort à faire assurément. Les
premiers mots qu’il prononça élevèrent autour de lui une sourde
rumeur d’improbation ; mais ni les interruptions fréquentes,
ni les exclamations, ni les froncements de sourcils, ni les regards
de pitié n’arrêtèrent l’admirateur forcené de Beethoven.
– Comparez,
dit-il, les productions sublimes de l’auteur dont je viens de
parler, avec ce qu’on est convenu d’appeler musique italienne :
quelle inertie de pensées ! quelle lâcheté de style !
Ces tournures uniformes, cette banalité de cadences, ces éternelles
fioritures jetées au hasard, n’importe la situation, ce monotone
crescendo que Rossini a mis en vogue et qui est aujourd’hui partie
intégrante de toute composition ; enfin ces rossignolades
forment une sorte de musique bavarde, caillette, parfumée, qui n’a
de mérite que par le plus ou moins de facilité du chanteur et la
légèreté de la vocalisation. L’école italienne a perdu de vue
la haute mission de l’art. Au lieu d’élever la foule jusqu’à
elle, elle est descendue jusqu’à la foule ; elle n’a
conquis sa vogue qu’en acceptant des suffrages de toutes mains, en
s’adressant aux intelligences vulgaires qui sont en majorité.
Cette vogue est un escamotage de carrefour. Enfin, les compositions
de Rossini en qui cette musique est personnifiée, ainsi que celles
des maîtres qui procèdent plus ou moins de lui, me semblent dignes
tout au plus d’amasser dans les rues le peuple autour d’un orgue
de Barbarie, et d’accompagner les entrechats de Polichinelle.
J’aime encore mieux la musique française, et c’est tout dire.
Vive la musique allemande !… quand elle sait chanter,
ajouta-t-il à voix basse.
Cette sortie
résuma une longue thèse dans laquelle Andrea s’était soutenu
pendant plus d’un quart d’heure dans les plus hautes régions de
la métaphysique, avec l’aisance d’un somnambule qui marche sur
les toits. Vivement intéressé par ces subtilités, Gambara n’avait
pas perdu un mot de toute la discussion ; il prit la parole
aussitôt qu’Andrea parut l’avoir abandonnée, et il se fit alors
un mouvement d’attention parmi tous les convives, dont plusieurs se
disposaient à quitter la place.
– Vous
attaquez bien vivement l’école italienne, reprit Gambara fort
animé par le vin de Champagne, ce qui d’ailleurs m’est assez
indifférent. Grâce à Dieu, je suis en dehors de ces pauvretés
plus ou moins mélodiques ! Mais un homme du monde montre peu de
reconnaissance pour cette terre classique d’où l’Allemagne et la
France tirèrent leurs premières leçons. Pendant que les
compositions de Carissimi, Cavalli, Scarlati, Rossi s’exécutaient
dans toute l’Italie, les violonistes de l’Opéra de Paris avaient
le singulier privilége de jouer du violon avec des gants. Lulli, qui
étendit l’empire de l’harmonie et le premier classa les
dissonances, ne trouva, à son arrivée en France, qu’un cuisinier
et un maçon qui eussent des voix et l’intelligence suffisante pour
exécuter sa musique ; il fit un ténor du premier, et
métamorphosa le second en basse-taille. Dans ce temps-là,
l’Allemagne, à l’exception de Sébastien Bach, ignorait la
musique. Mais, monsieur, dit Gambara du ton humble d’un homme qui
craint de voir ses paroles accueillies par le dédain ou par la
malveillance, quoique jeune, vous avez longtemps étudié ces hautes
questions de l’art, sans quoi vous ne les exposeriez pas avec tant
de clarté.
Ce mot fit
sourire une partie de l’auditoire, qui n’avait rien compris aux
distinctions établies par Andrea ; Giardini, persuadé que le
comte n’avait débité que des phrases sans suite, le poussa
légèrement en riant sous cape d’une mystification de laquelle il
aimait à se croire complice.
– Il y
a dans tout ce que vous venez de nous dire beaucoup de choses qui me
paraissent fort sensées, dit Gambara en poursuivant, mais prenez
garde ! Votre plaidoyer, en flétrissant le sensualisme italien,
me [ne] paraît incliner vers l’idéalisme allemand, qui n’est
pas une moins funeste hérésie. Si les hommes d’imagination et de
sens, tels que vous, ne désertent un camp que pour passer à
l’autre, s’ils ne savent pas rester neutres entre les deux excès,
nous subirons éternellement l’ironie de ces sophistes qui nient le
progrès, et qui comparent le génie de l’homme à cette nappe,
laquelle, trop courte pour couvrir entièrement la table du signor
Giardini, n’en pare une des extrémités qu’aux dépens de
l’autre.
Giardini
bondit sur sa chaise comme si un taon l’eût piqué, mais une
réflexion soudaine le rendit à sa dignité d’amphitryon, il leva
les yeux au ciel, et poussa de nouveau le comte, qui commençait à
croire son hôte plus fou que Gambara. Cette façon grave et
religieuse de parler de l’art intéressait le Milanais au plus haut
point. Placé entre ces deux folies, dont l’une était si noble et
l’autre si vulgaire, et qui se bafouaient mutuellement au grand
divertissement de la foule, il y eut un moment où le comte se vit
ballotté entre le sublime et la parodie, ces deux faces [farces] de
toute création humaine. Rompant alors la chaîne des transitions
incroyables qui l’avaient amené dans ce bouge enfumé, il se crut
le jouet de quelque hallucination étrange, et ne regarda plus
Gambara et Giardini que comme deux abstractions.
Cependant, à
un dernier lazzi du chef d’orchestre qui répondit à Gambara, les
convives s’étaient retirés en riant aux éclats. Giardini s’en
alla préparer le café qu’il voulait offrir à l’élite de ses
hôtes. Sa femme enlevait le couvert. Le comte placé près du poêle,
entre Marianna et Gambara, était précisément dans la situation que
le fou trouvait si désirable : il avait à gauche le
sensualisme, et l’idéalisme à droite. Gambara, rencontrant pour
la première fois un homme qui ne lui riait point au nez, ne tarda
pas à sortir des généralités pour parler de lui-même, de sa vie,
de ses travaux et de la régénération musicale de laquelle il se
croyait le Messie.
– Écoutez,
vous qui ne m’avez point insulté jusqu’ici ! je veux vous
raconter ma vie, non pour faire parade d’une constance qui ne vient
point de moi, mais pour la plus grande gloire de celui qui a mis en
moi sa force. Vous semblez bon et pieux ; si vous ne croyez
point en moi, du moins vous me plaindrez : la pitié est de
l’homme, la foi vient de Dieu.
Andrea,
rougissant, ramena sous sa chaise un pied qui effleurait celui de la
belle Marianna, et concentra son attention sur elle, tout en écoutant
Gambara.
– Je
suis né à Crémone d’un facteur d’instruments, assez bon
exécutant, mais plus fort compositeur, reprit le musicien. J’ai
donc pu connaître de bonne heure les lois de la construction
musicale, dans sa double expression matérielle et spirituelle, et
faire en enfant curieux des remarques qui plus tard se sont
représentées dans l’esprit de l’homme fait. Les Français nous
chassèrent, mon père et moi, de notre maison. Nous fûmes ruinés
par la guerre. Dès l’âge de dix ans, j’ai donc commencé la vie
errante à laquelle ont été condamnés presque tous les hommes qui
roulèrent dans leur tête des innovations d’art, de science ou de
politique. Le sort ou les dispositions de leur esprit, qui ne cadrent
point avec les compartiments où se tiennent les bourgeois, les
entraînent providentiellement sur les points où ils doivent
recevoir leurs enseignements. Sollicité par ma passion pour la
musique, j’allais de théâtre en théâtre par toute l’Italie,
en vivant de peu, comme on vit là. Tantôt je faisais la basse dans
un orchestre, tantôt je me trouvais sur le théâtre dans les
chœurs, ou sous le théâtre avec les machinistes. J’étudiais
ainsi la musique dans tous ses effets, interrogeant l’instrument et
la voix humaine, me demandant en quoi ils diffèrent, en quoi ils
s’accordent, écoutant les partitions et appliquant les lois que
mon père m’avait apprises. Souvent je voyageais en raccommodant
des instruments. C’était une vie sans pain, dans un pays où
brille toujours le soleil, où l’art est partout, mais où il n’y
a d’argent nulle part pour l’artiste, depuis que Rome n’est
plus que de nom seulement la reine du monde chrétien. Tantôt bien
accueilli, tantôt chassé pour ma misère, je ne perdais point
courage ; j’écoutais les voix intérieures qui m’annonçaient
la gloire ! La musique me paraissait être dans l’enfance.
Cette opinion, je l’ai conservée. Tout ce qui nous reste du monde
musical antérieur au dix-septième siècle, m’a prouvé que les
anciens auteurs n’ont connu que la mélodie ; ils ignoraient
l’harmonie et ses immenses ressources. La musique est tout à la
fois une science et un art. Les racines qu’elle a dans la physique
et les mathématiques en font une science ; elle devient un art
par l’inspiration qui emploie à son insu les théorèmes de la
science. Elle tient à la physique par l’essence même de la
substance qu’elle emploie : le son est de l’air modifié ;
l’air est composé de principes, lesquels trouvent sans doute en
nous des principes analogues qui leur répondent, sympathisent et
s’agrandissent par le pouvoir de la pensée. Ainsi l’air doit
contenir autant de particules d’élasticités différentes, et
capables d’autant de vibrations de durées diverses qu’il y a de
tons dans les corps sonores, et ces particules perçues par notre
oreille, mises en œuvre par le musicien, répondent à des idées
suivant nos organisations. Selon moi, la nature du son est identique
à celle de la lumière. Le son est la lumière sous une autre
forme : l’une et l’autre procèdent par des vibrations qui
aboutissent à l’homme et qu’il transforme en pensées dans ses
centres nerveux. La musique, de même que la peinture, emploie des
corps qui ont la faculté de dégager telle ou telle propriété de
la substance-mère, pour en composer des tableaux. En musique, les
instruments font l’office des couleurs qu’emploie le peintre. Du
moment où tout son produit par un corps sonore est toujours
accompagné de sa tierce majeure et de sa quinte, qu’il affecte des
grains de poussière placés sur un parchemin tendu, de manière à y
tracer des figures d’une construction géométrique toujours les
mêmes, suivant les différents volumes du son, régulières quand on
fait un accord, et sans formes exactes quand on produit des
dissonances, je dis que la musique est un art tissu dans les
entrailles même de la Nature. La musique obéit à des lois
physiques et mathématiques. Les lois physiques sont peu connues, les
lois mathématiques le sont davantage ; et, depuis qu’on a
commencé à étudier leurs relations, on a créé l’harmonie, à
laquelle nous avons dû Haydn, Mozart, Beethoven et Rossini, beaux
génies qui certes ont produit une musique plus perfectionnée que
celle de leurs devanciers, gens dont le génie d’ailleurs est
incontestable. Les vieux maîtres chantaient au lieu de disposer de
l’art et de la science, noble alliance qui permet de fondre en un
tout les belles mélodies et la puissante harmonie. Or, si la
découverte des lois mathématiques a donné ces quatre grands
musiciens, où n’irions-nous pas si nous trouvions les lois
physiques en vertu desquelles (saisissez bien ceci) nous rassemblons,
en plus ou moins grande quantité, suivant des proportions à
rechercher, une certaine substance éthérée, répandue dans l’air,
et qui nous donne la musique aussi bien que la lumière, les
phénomènes de la végétation aussi bien que ceux de la zoologie !
Comprenez-vous ? Ces lois nouvelles armeraient le compositeur de
pouvoirs nouveaux en lui offrant des instruments supérieurs aux
instruments actuels, et peut-être une harmonie grandiose comparée à
celle qui régit aujourd’hui la musique. Si chaque son modifié
répond à une puissance, il faut la connaître pour marier toutes
ces forces d’après leurs véritables lois. Les compositeurs
travaillent sur des substances qui leur sont inconnues. Pourquoi
l’instrument de métal et l’instrument de bois, le basson et le
cor, se ressemblent-ils si peu tout en employant les mêmes
substances, c’est-à-dire les gaz constituants de l’air ?
Leurs dissemblances procèdent d’une décomposition quelconque de
ces gaz, ou d’une appréhension des principes qui leur sont propres
et qu’ils renvoient modifiés, en vertu de facultés inconnues. Si
nous connaissions ces facultés, la science et l’art y gagneraient.
Ce qui étend la science étend l’art. Eh ! bien, ces
découvertes, je les ai flairées et je les ai faites. Oui, dit
Gambara en s’animant, jusqu’ici l’homme a plutôt noté les
effets que les causes ! S’il pénétrait les causes, la
musique deviendrait le plus grand de tous les arts. N’est-il pas
celui qui pénètre le plus avant dans l’âme ? Vous ne voyez
que ce que la peinture vous montre, vous n’entendez que ce que le
poëte vous dit, la musique va bien au delà : ne forme-t-elle
pas votre pensée, ne réveille-t-elle pas les souvenirs engourdis ?
Voici mille âmes dans une salle, un motif s’élance du gosier de
la Pasta, dont l’exécution répond bien aux pensées qui
brillaient dans l’âme de Rossini quand il écrivit son air, la
phrase de Rossini transmise dans ces âmes y développe autant de
poëmes différents : à celui-ci se montre une femme longtemps
rêvée, à celui-là je ne sais quelle rive le long de laquelle il a
cheminé, et dont les saules traînants, l’onde claire et les
espérances qui dansaient sous les berceaux feuillus lui
apparaissent ; cette femme se rappelle les mille sentiments qui
la torturèrent pendant une heure de jalousie ; l’une pense
aux vœux non satisfaits de son cœur et se peint avec les riches
couleurs du rêve un être idéal à qui elle se livre en éprouvant
les délices de la femme caressant sa chimère dans la mosaïque
romaine ; l’autre songe que le soir même elle réalisera
quelque désir, et se plonge par avance dans le torrent des voluptés,
en en recevant les ondes bondissant sur sa poitrine en feu. La
musique seule a la puissance de nous faire rentrer en nous-mêmes ;
tandis que les autres arts nous donnent des plaisirs définis. Mais
je m’égare. Telles furent mes premières idées, bien vagues, car
un inventeur ne fait d’abord qu’entrevoir une sorte d’aurore.
Je portais donc ces glorieuses idées au fond de mon bissac, elles me
faisaient manger gaiement la croûte séchée que je trempais souvent
dans l’eau des fontaines. Je travaillais, je composais des airs, et
après les avoir exécutés sur un instrument quelconque, je
reprenais mes courses à travers l’Italie. Enfin, à l’âge de
vingt-deux ans, je vins habiter Venise, où je goûtai pour la
première fois le calme, et me trouvai dans une situation
supportable. J’y fis la connaissance d’un vieux noble vénitien à
qui mes idées plurent, qui m’encouragea dans mes recherches, et me
fit employer au théâtre de la Fenice. La vie était à bon marché,
le logement coûtait peu. J’occupais un appartement dans ce palais
Capello, d’où sortit un soir la fameuse Bianca, et qui devint
grande-duchesse de Toscane. Je me figurais que ma gloire inconnue
partirait de là pour se faire aussi couronner quelque jour. Je
passais les soirées au théâtre, et les journées au travail. J’eus
un désastre. La représentation d’un opéra dans la partition
duquel j’avais essayé ma musique fit fiasco. On ne comprit rien à
ma musique des Martyrs. Donnez du Beethoven aux Italiens, ils n’y
sont plus. Personne n’avait la patience d’attendre un effet
préparé par des motifs différents que donnait chaque instrument,
et qui devaient se rallier dans un grand ensemble. J’avais fondé
quelques espérances sur l’opéra des Martyrs, car nous nous
escomptons toujours le succès, nous autres amants de la bleue
déesse, l’Espérance ! Quand on se croit destiné à produire
de grandes choses, il est difficile de ne pas les laisser
pressentir ; le boisseau a toujours des fentes par où passe la
lumière. Dans cette maison se trouvait la famille de ma femme, et
l’espoir d’avoir la main de Marianna, qui me souriait souvent de
sa fenêtre, avait beaucoup contribué à mes efforts. Je tombai dans
une noire mélancolie en mesurant la profondeur de l’abîme où
j’étais tombé, car j’entrevoyais clairement une vie de misère,
une lutte constante où devait périr l’amour. Marianna fit comme
le génie : elle sauta pieds joints par-dessus toutes les
difficultés. Je ne vous dirai pas le peu de bonheur qui dora le
commencement de mes infortunes. Épouvanté de ma chute, je jugeai
que l’Italie, peu compréhensive et endormie dans les flonflons de
la routine, n’était point disposée à recevoir les innovations
que je méditais ; je songeai donc à l’Allemagne. En
voyageant dans ce pays, où j’allai par la Hongrie, j’écoutais
les mille voix de la nature, et je m’efforçais de reproduire ces
sublimes harmonies à l’aide d’instruments que je composais ou
modifiais dans ce but. Ces essais comportaient des frais énormes qui
eurent bientôt absorbé notre épargne. Ce fut cependant notre plus
beau temps : je fus apprécié en Allemagne. Je ne connais rien
de plus grand dans ma vie que cette époque. Je ne saurais rien
comparer aux sensations tumultueuses qui m’assaillaient près de
Marianna, dont la beauté revêtit alors un éclat et une puissance
célestes. Faut-il le dire ? je fus heureux. Pendant ces heures
de faiblesse, plus d’une fois je fis parler à ma passion le
langage des harmonies terrestres. Il m’arriva de composer
quelques-unes de ces mélodies qui ressemblent à des figures
géométriques, et que l’on prise beaucoup dans le monde où vous
vivez. Aussitôt que j’eus du succès, je rencontrai d’invincibles
obstacles multipliés par mes confrères, tous pleins de mauvaise foi
ou d’ineptie. J’avais entendu parler de la France comme d’un
pays où les innovations étaient favorablement accueillies, je
voulus y aller ; ma femme trouva quelques ressources, et nous
arrivâmes à Paris. Jusqu’alors on ne m’avait point ri au nez ;
mais dans cette affreuse ville, il me fallut supporter ce nouveau
genre de supplice, auquel la misère vint bientôt ajouter ses
poignantes angoisses. Réduits à nous loger dans ce quartier infect,
nous vivons depuis plusieurs mois du seul travail de Marianna, qui a
mis son aiguille au service des malheureuses prostituées qui font de
cette rue leur galerie. Marianna assure qu’elle a rencontré chez
ces pauvres femmes des égards et de la générosité, ce que
j’attribue à l’ascendant d’une vertu si pure, que le vice
lui-même est contraint de la respecter.
– Espérez,
lui dit Andrea. Peut-être êtes-vous arrivé au terme de vos
épreuves. En attendant que mes efforts, unis aux vôtres, aient mis
vos travaux en lumière, permettez à un compatriote, à un artiste
comme vous, de vous offrir quelques avances sur l’infaillible
succès de votre partition.
– Tout
ce qui rentre dans les conditions de la vie matérielle est du
ressort de ma femme, lui répondit Gambara ; elle décidera de
ce que nous pouvons accepter sans rougir d’un galant homme tel que
vous paraissez l’être. Pour moi, qui depuis longtemps ne me suis
laissé aller à de si longues confidences, je vous demande la
permission de vous quitter. Je vois une mélodie qui m’invite, elle
passe et danse devant moi, nue et frissonnant comme une belle fille
qui demande à son amant les vêtements qu’il tient cachés. Adieu,
il faut que j’aille habiller une maîtresse, je vous laisse ma
femme.
Il s’échappa
comme un homme qui se reprochait d’avoir perdu un temps précieux,
et Marianna embarrassée voulut le suivre ; Andrea n’osait la
retenir, Giardini vint à leur secours à tous deux.
– Vous
avez entendu, signorina, dit-il. Votre mari vous a laissé plus d’une
affaire à régler avec le seigneur comte.
Marianna se
rassit, mais sans lever les yeux sur Andrea, qui hésitait à lui
parler.
– La
confiance du signor Gambara, dit Andrea d’une voix émue, ne me
vaudra-t-elle pas celle de sa femme ! la belle Marianna
refusera-t-elle de me faire connaître l’histoire de sa vie ?
– Ma
vie, répondit Marianna, ma vie est celle des lierres. Si vous voulez
connaître l’histoire de mon cœur, il faut me croire aussi exempte
d’orgueil que dépourvue de modestie pour m’en demander le récit
après ce que vous venez d’entendre.
– Et à
qui le demanderai-je ? s’écria le comte chez qui la passion
éteignait déjà tout esprit.
– À
vous-même, répliqua Marianna. Ou vous m’avez déjà comprise, ou
vous ne me comprendrez jamais. Essayez de vous interroger.
– J’y
consens, mais vous m’écouterez. Cette main que je vous ai prise,
vous la laisserez dans la mienne aussi longtemps que mon récit sera
fidèle.
– J’écoute,
dit Marianna.
– La
vie d’une femme commence à sa première passion, dit Andrea, ma
chère Marianna a commencé à vivre seulement du jour où elle a vu
pour la première fois Paolo Gambara, il lui fallait une passion
profonde à savourer, il lui fallait surtout quelque intéressante
faiblesse à protéger, à soutenir. La belle organisation de femme
dont elle est douée appelle peut-être moins encore l’amour que la
maternité. Vous soupirez, Marianna ? J’ai touché à l’une
des plaies vives de votre cœur. C’était un beau rôle à prendre
pour vous, si jeune, que celui de protectrice d’une belle
intelligence égarée. Vous vous disiez : Paolo sera mon génie,
moi je serai sa raison, à nous deux nous ferons cet être presque
divin qu’on appelle un ange, cette sublime créature qui jouit et
comprend, sans que la sagesse étouffe l’amour. Puis, dans le
premier élan de la jeunesse, vous avez entendu ces mille voix de la
nature que le poëte voulait reproduire. L’enthousiasme vous
saisissait quand Paolo étalait devant vous ces trésors de poésie
en en cherchant la formule dans le langage sublime mais borné de la
musique, et vous l’admiriez pendant qu’une exaltation délirante
l’emportait loin de vous, car vous aimiez à croire que toute cette
énergie déviée serait enfin ramenée à l’amour. Vous ignoriez
l’empire tyrannique et jaloux que la Pensée exerce sur les
cerveaux qui s’éprennent d’amour pour elle. Gambara s’était
donné, avant de vous connaître, à l’orgueilleuse et vindicative
maîtresse à qui vous l’avez disputé en vain jusqu’à ce jour.
Un seul instant vous avez entrevu le bonheur. Retombé des hauteurs
où son esprit planait sans cesse, Paolo s’étonna de trouver la
réalité si douce, vous avez pu croire que sa folie s’endormirait
dans les bras de l’amour. Mais bientôt la musique reprit sa proie.
Le mirage éblouissant qui vous avait tout à coup transportée au
milieu des délices d’une passion partagée rendit plus morne et
plus aride la voie solitaire où vous vous étiez engagée. Dans le
récit que votre mari vient de nous faire, comme dans le contraste
frappant de vos traits et des siens, j’ai entrevu les secrètes
angoisses de votre vie, les douloureux mystères de cette union mal
assortie dans laquelle vous avez pris le lot des souffrances. Si
votre conduite fut toujours héroïque, si votre énergie ne se
démentit pas une fois dans l’exercice de vos devoirs pénibles,
peut-être dans le silence de vos nuits solitaires, ce cœur dont les
battements soulèvent en ce moment votre poitrine murmura-t-il plus
d’une fois ! Votre plus cruel supplice fut la grandeur même
de votre mari : moins noble, moins pur, vous eussiez pu
l’abandonner ; mais ses vertus soutenaient les vôtres. Entre
votre héroïsme et le sien vous vous demandiez qui céderait le
dernier. Vous poursuiviez la réelle grandeur de votre tâche, comme
Paolo poursuivait sa chimère. Si le seul amour du devoir vous eût
soutenue et guidée, peut-être le triomphe vous eût-il semblé plus
facile ; il vous eût suffi de tuer votre cœur et de
transporter votre vie dans le monde des abstractions, la religion eût
absorbé le reste, et vous eussiez vécu dans une idée, comme les
saintes femmes qui éteignent au pied de l’autel les instincts de
la nature. Mais le charme répandu sur toute la personne de votre
Paul, l’élévation de son esprit, les rares et touchants
témoignages de sa tendresse, vous rejetaient sans cesse hors de ce
monde idéal, où la vertu voulait vous retenir, ils exaltaient en
vous des forces sans cesse épuisées à lutter contre le fantôme de
l’amour. Vous ne doutiez point encore ! les moindres lueurs de
l’espérance vous entraînaient à la poursuite de votre douce
chimère. Enfin les déceptions de tant d’années vous ont fait
perdre patience, elle eût depuis longtemps échappé à un ange.
Aujourd’hui cette apparence si longtemps poursuivie est une ombre
et non un corps. Une folie qui touche au génie de si près doit être
incurable en ce monde. Frappée de cette pensée, vous avez songé à
toute votre jeunesse, sinon perdue, au moins sacrifiée ; vous
avez alors amèrement reconnu l’erreur de la nature qui vous avait
donné un père quand vous appeliez un époux. Vous vous êtes
demandé si vous n’aviez pas outrepassé les devoirs de l’épouse
en vous gardant tout entière à cet homme qui se réservait à la
science. Marianna, laissez-moi votre main, tout ce que j’ai dit est
vrai. Et vous avez jeté les yeux autour de vous ; mais vous
étiez alors à Paris, et non en Italie, où l’on sait si bien
aimer.
– Oh !
laissez-moi achever ce récit, s’écria Marianna, j’aime mieux
dire moi-même ces choses. Je serai franche, je sens maintenant que
je parle à mon meilleur ami. Oui, j’étais à Paris, quand se
passait en moi tout ce que vous venez de m’expliquer si
clairement ; mais quand je vous vis, j’étais sauvée, car je
n’avais rencontré nulle part l’amour rêvé depuis mon enfance.
Mon costume et ma demeure me soustrayaient aux regards des hommes
comme vous. Quelques jeunes gens à qui leur situation ne permettait
pas de m’insulter me devinrent plus odieux encore par la légèreté
avec laquelle ils me traitaient : les uns bafouaient mon mari
comme un vieillard ridicule, d’autres cherchaient bassement à
gagner ses bonnes grâces pour le trahir ; tous parlaient de
m’en séparer, aucun ne comprenait le culte que j’ai voué à
cette âme, qui n’est si loin de nous que parce qu’elle est près
du ciel, à cet ami, à ce frère que je veux toujours servir. Vous
seul avez compris le lien qui m’attache à lui, n’est-ce pas ?
Dites-moi que vous vous êtes pris pour mon Paul d’un intérêt
sincère et sans arrière-pensée…
– J’accepte
ces éloges, interrompit Andrea ; mais n’allez pas plus loin,
ne me forcez pas de vous démentir. Je vous aime, Marianna, comme on
aime dans ce beau pays où nous sommes nés l’un et l’autre ;
je vous aime de toute mon âme et de toutes mes forces, mais avant de
vous offrir cet amour, je veux me rendre digne du vôtre. Je tenterai
un dernier effort pour vous rendre l’homme que vous aimez depuis
l’enfance, l’homme que vous aimerez toujours. En attendant le
succès ou la défaite, acceptez sans rougir l’aisance que je veux
vous donner à tous deux, demain nous irons ensemble choisir un
logement pour lui. M’estimez-vous assez pour m’associer aux
fonctions de votre tutelle.
Marianna,
étonnée de cette générosité, tendit la main au comte, qui sortit
en s’efforçant d’échapper aux civilités du signor Giardini et
de sa femme.
Le lendemain,
le comte fut introduit par Giardini dans l’appartement des deux
époux. Quoique l’esprit élevé de son amant lui fût déjà
connu, car il est certaines âmes qui se pénètrent promptement,
Marianna était trop bonne femme de ménage pour ne pas laisser
percer l’embarras qu’elle éprouvait à recevoir un si grand
seigneur dans une si pauvre chambre. Tout y était fort propre. Elle
avait passé la matinée entière à épousseter son étrange
mobilier, œuvre du signor Giardini, qui l’avait construit à ses
moments de loisir avec les débris des instruments rebutés par
Gambara. Andrea n’avait jamais rien vu de si extravagant. Pour se
maintenir dans une gravité convenable, il cessa de regarder un lit
grotesque pratiqué par le malicieux cuisinier dans la caisse d’un
vieux clavecin, et reporta ses yeux sur le lit de Marianna, étroite
couchette dont l’unique matelas était couvert d’une mousseline
blanche, aspect qui lui inspira des pensées tout à la fois tristes
et douces. Il voulut parler de ses projets et de l’emploi de la
matinée, mais l’enthousiaste Gambara, croyant avoir enfin
rencontré un bénévole auditeur, s’empara du comte et le
contraignit d’écouter l’opéra qu’il avait écrit pour Paris.
– Et
d’abord, monsieur, dit Gambara, permettez-moi de vous apprendre en
deux mots le sujet. Ici les gens qui reçoivent les impressions
musicales ne les développent pas en eux-mêmes, comme la religion
nous enseigne à développer par la prière les textes saints ;
il est donc bien difficile de leur faire comprendre qu’il existe
dans la nature une musique éternelle, une mélodie suave, une
harmonie parfaite, troublée seulement par les révolutions
indépendantes de la volonté divine, comme les passions le sont de
la volonté des hommes. Je devais donc trouver un cadre immense où
pussent tenir les effets et les causes, car ma musique a pour but
d’offrir une peinture de la vie des nations prise à son point de
vue le plus élevé. Mon opéra, dont le libretto a été composé
par moi, car un poëte n’en eût jamais développé le sujet,
embrasse la vie de Mahomet, personnage en qui les magies de l’antique
sabéisme et la poésie orientale de la religion juive se sont
résumées, pour produire un des plus grands poëmes humains, la
domination des Arabes. Certes, Mahomet a emprunté aux Juifs l’idée
du gouvernement absolu, et aux religions pastorales ou sabéiques le
mouvement progressif qui a créé le brillant empire des califes. Sa
destinée était écrite dans sa naissance même, il eut pour père
un païen et pour mère une juive. Ah ! pour être grand
musicien, mon cher comte, il faut être aussi très-savant. Sans
instruction, point de couleur locale, point d’idées dans la
musique. Le compositeur qui chante pour chanter est un artisan et non
un artiste. Ce magnifique opéra continue la grande œuvre que
j’avais entreprise. Mon premier opéra s’appelait LES MARTYRS, et
j’en dois faire un troisième de LA JÉRUSALEM DÉLIVRÉE. Vous
saisissez la beauté de cette triple composition et ses ressources si
diverses : les Martyrs, Mahomet, la Jérusalem ! Le Dieu de
l’Occident, celui de l’Orient, et la lutte de leurs religions
autour d’un tombeau. Mais ne parlons pas de mes grandeurs à jamais
perdues ! Voici le sommaire de mon opéra.
– Le
premier acte, dit-il après une pause, offre Mahomet facteur chez
Cadhige, riche veuve chez laquelle l’a placé son oncle ; il
est amoureux et ambitieux ; chassé de la Mekke, il s’enfuit à
Médine, et date son ère de sa fuite (l’hégire). Le second montre
Mahomet prophète et fondant une religion guerrière. Le troisième
présente Mahomet dégoûté de tout, ayant épuisé la vie, et
dérobant le secret de sa mort pour devenir un Dieu, dernier effort
de l’orgueil humain. Vous allez juger de ma manière d’exprimer
par des sons un grand fait que la poésie ne saurait rendre
qu’imparfaitement par des mots.
Gambara se
mit à son piano d’un air recueilli, et sa femme lui apporta les
volumineux papiers de sa partition qu’il n’ouvrit point.
– Tout
l’opéra, dit-il, repose sur une basse comme sur un riche terrain.
Mahomet devait avoir une majestueuse voix de basse, et sa première
femme avait nécessairement une voix de contralto. Cadhige était
vieille, elle avait vingt ans. Attention, voici l’ouverture !
Elle commence (ut mineur) par un andante (trois temps). Entendez-vous
la mélancolie de l’ambitieux que ne satisfait pas l’amour ?
À travers ses plaintes, par une transition au ton relatif (mi bémol,
allégro quatre temps) percent les cris de l’amoureux épileptique,
ses fureurs et quelques motifs guerriers, car le sabre tout-puissant
des califes commence à luire à ses yeux. Les beautés de la femme
unique lui donnent le sentiment de cette pluralité d’amour qui
nous frappe tant dans Don Juan. En entendant ces motifs,
n’entrevoyez-vous pas le paradis de Mahomet ? Mais voici (la
bémol majeur, six huit) un cantabile capable d’épanouir l’âme
la plus rebelle à la musique : Cadhige a compris Mahomet !
Cadhige annonce au peuple les entrevues du prophète avec l’ange
Gabriel (Maëstoso sostenuto en fa mineur). Les magistrats, les
prêtres, le pouvoir et la religion, qui se sentent attaqués par le
novateur comme Socrate et Jésus-Christ attaquaient des pouvoirs et
des religions expirantes ou usées, poursuivent Mahomet et le
chassent de la Mekke (strette en ut majeur). Arrive ma belle
dominante (sol quatre temps) : l’Arabie écoute son prophète,
les cavaliers arrivent (sol majeur, mi bémol, si bémol, sol
mineur ! toujours quatre temps). L’avalanche d’hommes
grossit ! Le faux prophète a commencé sur une peuplade ce
qu’il va faire sur le monde (sol, sol). Il promet une domination
universelle aux Arabes, on le croit parce qu’il est inspiré. Le
crescendo commence (par cette même dominante). Voici quelques
fanfares (en ut majeur), des cuivres plaqués sur l’harmonie qui se
détachent et se font jour pour exprimer les premiers triomphes.
Médine est conquise au prophète et l’on marche sur la Mekke.
(Explosion en ut majeur). Les puissances de l’orchestre se
développent comme un incendie, tout instrument parle, voici des
torrents d’harmonie. Tout à coup le tutti est interrompu par un
gracieux motif (une tierce mineure). Écoutez le dernier cantilène
de l’amour dévoué ? La femme qui a soutenu le grand homme
meurt en lui cachant son désespoir, elle meurt dans le triomphe de
celui chez qui l’amour est devenu trop immense pour s’arrêter à
une femme, elle l’adore assez pour se sacrifier à la grandeur qui
la tue ! Quel amour de feu ! Voici le désert qui envahit
le monde (l’ut majeur reprend). Les forces de l’orchestre
reviennent et se résument dans une terrible quinte partie de la
basse fondamentale qui expire, Mahomet s’ennuie, il a tout épuisé !
le voilà qui veut mourir Dieu ? L’Arabie l’adore et prie,
et nous retombons dans mon premier thème de mélancolie (par l’ut
mineur) au lever du rideau. ― Ne trouvez-vous pas, dit Gambara en
cessant de jouer et se retournant vers le comte, dans cette musique
vive, heurtée, bizarre, mélancolique et toujours grande,
l’expression de la vie d’un épileptique enragé de plaisir, ne
sachant ni lire ni écrire, faisant de chacun de ses défauts un
degré pour le marche pied de ses grandeurs, tournant ses fautes et
ses malheurs en triomphes ? N’avez-vous pas eu l’idée de sa
séduction exercée sur un peuple avide et amoureux, dans cette
ouverture, échantillon de l’opéra.
D’abord
calme et sévère, le visage du maëstro, sur lequel Andrea avait
cherché à deviner les idées qu’il exprimait d’une voix
inspirée, et qu’un amalgame indigeste de notes ne permettait pas
d’entrevoir, s’était animé [animée] par degrés et avait fini
par prendre une expression passionnée qui réagit sur Marianna et
sur le cuisinier. Marianna, trop vivement affectée par les passages
où elle reconnaissait sa propre situation, n’avait pu cacher
l’expression de son regard à Andrea. Gambara s’essuya le front,
lança son regard avec tant de force vers le plafond, qu’il sembla
le percer et s’élever jusqu’aux cieux.
– Vous
avez vu le péristyle, dit-il, nous entrons maintenant dans le
palais. L’opéra commence. PREMIER ACTE. Mahomet, seul sur le
devant de la scène, commence par un air (fa naturel, quatre temps)
interrompu par un chœur de chameliers qui sont auprès d’un puits
dans le fond du théâtre (ils font une opposition dans le rythme.
Douze-huit). Quelle majestueuse douleur ! elle attendrira les
femmes les plus évaporées, en pénétrant leurs entrailles si elles
n’ont pas de cœur. N’est-ce pas la mélodie du génie
contraint ?
Au grand
étonnement d’Andrea, car Marianna y était habituée, Gambara
contractait si violemment son gosier, qu’il n’en sortait que des
sons étouffés assez semblables à ceux que lance un chien de garde
enroué. La légère écume qui vint blanchir les lèvres du
compositeur fit frémir Andrea.
– Sa
femme arrive (la mineur). Quel duo magnifique ! Dans ce morceau
j’exprime comment Mahomet a la volonté, comment sa femme a
l’intelligence, Cadhige y annonce qu’elle va se dévouer à une
œuvre qui lui ravira l’amour de son jeune mari. Mahomet veut
conquérir le monde, sa femme l’a deviné, elle l’a secondé en
persuadant au peuple de la Mekke que les attaques d’épilepsie de
son mari sont les effets de son commerce avec les anges. Chœur des
premiers disciples de Mahomet qui viennent lui promettre leurs
secours (ut dièse mineur, sotto voce). Mahomet sort pour aller
trouver l’ange Gabriel (récitatif en fa majeur). Sa femme
encourage le chœur. (Air coupé par les accompagnements du chœur.
Des bouffées de voix soutiennent le chant large et majestueux de
Cadhige. La majeur). ABDOLLAH, le père d’Aiesha, seule fille que
Mahomet ait trouvée vierge, et de qui par cette raison le prophète
changea le nom en celui d’ABOUBECKER (père de la pucelle),
s’avance avec Aiesha, et se détache du chœur (par des phrases qui
dominent le reste des voix et qui soutiennent l’air de Cadhige en
s’y joignant, en contre-point). Omar, père d’Hafsa, autre fille
que doit posséder Mahomet, imite l’exemple d’Aboubecker, et
vient avec sa fille former un quintetto. La vierge Aiesha est un
primo soprano, Hafsa fait le second soprano, Aboubecker est une
basse-taille, Omar est un baryton. Mahomet reparaît inspiré. Il
chante son premier air de bravoure, qui commence le finale (mi
majeur) ; il promet l’empire du monde à ses premiers
Croyants. Le prophète aperçoit les deux filles, et, par une
transition douce (de si majeur en sol majeur), il leur adresse des
phrases amoureuses. Ali, cousin de Mahomet, et Khaled, son plus grand
général, deux ténors, arrivent et annoncent la persécution :
les magistrats, les soldats, les seigneurs, ont proscrit le prophète
(récitatif). Mahomet s’écrie dans une invocation (en ut) que
l’ange Gabriel est avec lui, et montre un pigeon qui s’envole. Le
chœur des Croyants répond par des accents de dévouement sur une
modulation (en si majeur). Les soldats, les magistrats, les grands
arrivent (tempo di marcia. Quatre temps en si majeur). Lutte entre
les deux chœurs (strette en mi majeur). Mahomet (par une succession
de septièmes diminuées descendante) cède à l’orage et s’enfuit.
La couleur sombre et farouche de ce finale est nuancée par les
motifs des trois femmes qui présagent à Mahomet son triomphe, et
dont les phrases se trouveront développées au troisième acte, dans
la scène où Mahomet savoure les délices de sa grandeur.
En ce moment
des pleurs vinrent aux yeux de Gambara, qui, après un moment
d’émotion, s’écria : ― DEUXIÈME ACTE ! Voici la
religion instituée. Les Arabes gardent la tente de leur prophète
qui consulte Dieu (chœur en la mineur). Mahomet paraît (prière en
fa). Quelle brillante et majestueuse harmonie plaquée sous ce chant
où j’ai peut-être reculé les bornes de la mélodie. Ne
fallait-il pas exprimer les merveilles de ce grand mouvement d’hommes
qui a créé une musique, une architecture, une poésie, un costume
et des mœurs ? En l’entendant, vous vous promenez sous les
arcades du Généralife, sous les voûtes sculptées de l’Alhambra !
Les fioritures de l’air peignent la délicieuse architecture
moresque et les poésies de cette religion galante et guerrière qui
devait s’opposer à la guerrière et galante chevalerie des
chrétiens ? Quelques cuivres se réveillent à l’orchestre et
annoncent les premiers triomphes (par une cadence rompue). Les Arabes
adorent le prophète (mi bémol majeur). Arrivée de Khaled, d’Amrou
et d’Ali par un tempo di marcia. Les armées des Croyants ont pris
des villes et soumis les trois Arabies ! Quel pompeux
récitatif ! Mahomet récompense ses généraux en leur donnant
ses filles. (Ici, dit-il d’un air piteux, il y a un de ces ignobles
ballets qui coupent le fil des plus belles tragédies musicales !)
Mais Mahomet (si mineur) relève l’opéra par sa grande prophétie,
qui commence chez ce pauvre monsieur de Voltaire par ce vers :
Le temps de
l’Arabie est à la fin venu.
Elle est
interrompue par le chœur des Arabes triomphants (douze-huit
accéléré). Les clairons, les cuivres reparaissent avec les tribus
qui arrivent en foule. Fête générale où toutes les voix
concourent l’une après l’autre, et où Mahomet proclame sa
polygamie. Au milieu de cette gloire, la femme qui a tant servi
Mahomet se détache par un air magnifique (si majeur). « Et
moi, dit-elle, moi, ne serais-je donc plus aimée ? ― Il faut
nous séparer ; tu es une femme, et je suis un prophète ;
je puis avoir des esclaves, mais plus d’égal ! »
Écoutez ce duo (sol dièse mineur). Quels déchirements ! La
femme comprend la grandeur qu’elle a élevée de ses mains, elle
aime assez Mahomet pour se sacrifier à sa gloire, elle l’adore
comme un Dieu sans le juger, et sans un murmure. Pauvre femme, la
première dupe et la première victime ! Quel thème pour le
finale (si majeur) que cette douleur, brodée en couleurs si brunes
sur le fond des acclamations du chœur, et mariée aux accents de
Mahomet abandonnant sa femme comme un instrument inutile, mais
faisant voir qu’il ne l’oubliera jamais ! Quelles
triomphantes girandoles, quelles fusées de chants joyeux et perlés
élancent les deux jeunes voix (primo et secondo soprano) d’Aiesha
et d’Hafsa, soutenus par Ali et sa femme, par Omar et Aboubecker !
Pleurez, réjouissez-vous ! Triomphes et larmes ! Voilà la
vie.
Marianna ne
put retenir ses pleurs. Andrea fut tellement ému, que ses yeux
s’humectèrent légèrement. Le cuisinier napolitain qu’ébranla
la communication magnétique des idées exprimées par les spasmes de
la voix de Gambara, s’unit à cette émotion. Le musicien se
retourna, vit ce groupe et sourit.
– Vous
me comprenez enfin ! s’écria-t-il.
Jamais
triomphateur mené pompeusement au Capitole, dans les rayons pourpres
de la gloire, aux acclamations de tout un peuple, n’eut pareille
expression en sentant poser la couronne sur sa tête. Le visage du
musicien étincelait comme celui d’un saint martyr. Personne ne
dissipa cette erreur. Un horrible sourire effleura les lèvres de
Marianna. Le comte fut épouvanté par la naïveté de cette folie.
– TROISIÈME
ACTE ! dit l’heureux compositeur en se rasseyant au piano.
(Andantino solo). Mahomet malheureux dans son sérail, entouré de
femmes. Quatuor de houris (en la majeur). Quelles pompes ! quels
chants de rossignols heureux ! Modulations (fa dièse mineur).
Le thème se représente (sur la dominante mi pour reprendre en la
majeur). Les voluptés se groupent et se dessinent afin de produire
leur opposition au sombre finale du premier acte. Après les danses,
Mahomet se lève et chante un grand air de bravoure (fa mineur) pour
regretter l’amour unique et dévoué de sa première femme en
s’avouant vaincu par la polygamie. Jamais musicien n’a eu pareil
thème. L’orchestre et le chœur [cœur] des femmes expriment les
joies des houris, tandis que Mahomet revient à la mélancolie qui a
ouvert l’opéra.
– Où
est Beethoven, s’écria Gambara, pour que je sois bien compris dans
ce retour prodigieux de tout l’opéra sur lui-même. Comme tout
s’est appuyé sur la basse ! Beethoven n’a pas construit
autrement sa symphonie en ut. Mais son mouvement héroïque est
purement instrumental, au lieu qu’ici mon mouvement héroïque est
appuyé par un sextuor des plus belles voix humaines, et par un chœur
des Croyants qui veillent à la PORTE de la maison sainte. J’ai
toutes les richesses de la mélodie et de l’harmonie, un orchestre
et des voix ! Entendez l’expression de toutes les existences
humaines, riches ou pauvres ? la lutte, le triomphe et l’ennui !
Ali arrive, l’Alcoran triomphe sur tous les points (duo en ré
mineur). Mahomet se confie à ses deux beaux-pères, il est las de
tout, il veut abdiquer le pouvoir et mourir inconnu pour consolider
son œuvre. Magnifique sextuor (si bémol majeur). Il fait ses adieux
(solo en fa naturel). Ses deux beaux-pères institués ses vicaires
(kalifes) appellent le peuple. Grande marche triomphale. Prière
générale des Arabes agenouillés devant la maison sainte (kasba)
d’où s’envole le pigeon (même tonalité). La prière faite par
soixante voix, et commandée par les femmes (en si bémol), couronne
cette œuvre gigantesque où la vie des nations et de l’homme est
exprimée. Vous avez eu toutes les émotions humaines et divines.
Andrea
contemplait Gambara dans un étonnement stupide. Si d’abord il
avait été saisi par l’horrible ironie que présentait cet homme
en exprimant les sentiments de la femme de Mahomet sans les
reconnaître chez Marianna, la folie du mari fut éclipsée par celle
du compositeur. Il n’y avait pas l’apparence d’une idée
poétique ou musicale dans l’étourdissante cacophonie qui frappait
les oreilles : les principes de l’harmonie, les premières
règles de la composition étaient totalement étrangères à cette
informe création. Au lieu de la musique savemment enchaînée que
désignait Gambara, ses doigts produisaient une succession de
quintes, de septièmes et d’octaves, de tierces majeures, et des
marches de quarte sans sixte à la basse, réunion de sons
discordants jetés au hasard qui semblait combinée pour déchirer
les oreilles les moins délicates. Il est difficile d’exprimer
cette bizarre exécution, car il faudrait des mots nouveaux pour
cette musique impossible. Péniblement affecté de la folie de ce
brave homme, Andrea rougissait et regardait à la dérobée Marianna
qui, pâle et les yeux baissés, ne pouvait retenir ses larmes. Au
milieu de son brouhaha de notes, Gambara avait lancé de temps en
temps des exclamations qui décelaient le ravissement de son âme :
il s’était pâmé d’aise, il avait souri à son piano, l’avait
regardé avec colère, lui avait tiré la langue, expression à
l’usage des inspirés ; enfin il paraissait enivré de la
poésie qui lui remplissait la tête et qu’il s’était vainement
efforcé de traduire. Les étranges discordances qui hurlaient sous
ses doigts avaient évidemment résonné dans son oreille comme de
célestes harmonies. Certes, au regard inspiré de ses yeux bleus
ouverts sur un autre monde, à la rose lueur qui colorait ses joues,
et surtout à cette sérénité divine que l’extase répandait sur
ses traits si nobles et si fiers, un sourd aurait cru assister à une
improvisation due à quelque grand artiste. Cette illusion eût été
d’autant plus naturelle que l’exécution de cette musique
insensée exigeait une habileté merveilleuse pour se rompre à un
pareil doigté. Gambara avait dû travailler pendant plusieurs
années. Ses mains n’étaient pas d’ailleurs seules occupées, la
complication des pédales imposait à tout son corps une perpétuelle
agitation ; aussi la sueur ruisselait-elle sur son visage
pendant qu’il travaillait à enfler un crescendo de tous les
faibles moyens que l’ingrat instrument mettait à son service :
il avait trépigné, soufflé, hurlé ; ses doigts avaient égalé
en prestesse la double langue d’un serpent ; enfin, au dernier
hurlement du piano, il s’était jeté en arrière et avait laissé
tomber sa tête sur le dos de son fauteuil.
– Par
Bacchus ! je suis tout étourdi, s’écria le comte en sortant,
un enfant dansant sur un clavier ferait de meilleure musique.
– Assurément,
le hasard n’éviterait pas l’accord de deux notes avec autant
d’adresse que ce diable d’homme l’a fait pendant une heure, dit
Giardini.
– Comment
l’admirable régularité des traits de Marianna ne s’altère-t-elle
point à l’audition continuelle de ces effroyables discordances ?
se demanda le comte. Marianna est menacée d’enlaidir.
– Seigneur,
il faut l’arracher à ce danger, s’écria Giardini.
– Oui,
dit Andrea, j’y ai songé. Mais, pour reconnaître si mes projets
ne reposent point sur une fausse base, j’ai besoin d’appuyer mes
soupçons sur une expérience. Je reviendrai pour examiner les
instruments qu’il a inventés. Ainsi demain, après le dîner, nous
ferons une médianoche, et j’enverrai moi-même le vin et les
friandises nécessaires.
Le cuisinier
s’inclina. La journée suivante fut employée par le comte à faire
arranger l’appartement qu’il destinait au pauvre ménage de
l’artiste. Le soir, Andrea vint et trouva, selon ses instructions,
ses vins et ses gâteaux servis avec une espèce d’apprêt par
Marianna et par le cuisinier ; Gambara lui montra triomphalement
les petits tambours sur lesquels étaient des grains de poudre à
l’aide desquels il faisait ses observations sur les différentes
natures des sons émis par les instruments.
– Voyez-vous,
lui dit-il, par quels moyens simples j’arrive à prouver une grande
proposition. L’acoustique me révèle ainsi des actions analogues
du son sur tous les objets qu’il affecte. Toutes les harmonies
partent d’un centre commun et conservent entre elles d’intimes
relations ; ou plutôt, l’harmonie, une comme la lumière, est
décomposée par nos arts comme le rayon par le prisme.
Puis il
présenta des instruments construits d’après ses lois, en
expliquant les changements qu’il introduisait dans leur contexture.
Enfin il annonça, non sans emphase, qu’il couronnerait cette
séance préliminaire, bonne tout au plus à satisfaire la curiosité
de l’œil, en faisant entendre un instrument qui pouvait remplacer
un orchestre entier, et qu’il nommait Panharmonicon.
– Si
c’est celui qui est dans cette cage et qui nous attire les plaintes
du voisinage quand vous y travaillez, dit Giardini, vous n’en
jouerez pas longtemps, le commissaire de police viendra bientôt. Y
pensez-vous ?
– Si
ce pauvre fou reste, dit Gambara à l’oreille du comte, il me sera
impossible de jouer.
Le comte
éloigna le cuisinier en lui promettant une récompense, s’il
voulait guetter au dehors afin d’empêcher les patrouilles ou les
voisins d’intervenir. Le cuisinier, qui ne s’était pas épargné
en versant à boire à Gambara, consentit. Sans être ivre, le
compositeur était dans cette situation où toutes les forces
intellectuelles sont surexcitées, où les parois d’une chambre
deviennent lumineuses, où les mansardes n’ont plus de toits, où
l’âme voltige dans le monde des esprits. Marianna dégagea, non
sans peine, de ses couvertures un instrument aussi grand qu’un
piano à queue, mais ayant un buffet supérieur de plus. Cet
instrument bizarre offrait, outre ce buffet et sa table, les
pavillons de quelques instruments à vent et les becs aigus de
quelques tuyaux.
– Jouez-moi,
je vous prie, cette prière que vous dites être si belle et qui
termine votre opéra, dit le comte.
Au grand
étonnement de Marianna et d’Andrea, Gambara commença par
plusieurs accords qui décelèrent un grand maître ; à leur
étonnement succéda d’abord une admiration mêlée de surprise,
puis une complète extase au milieu de laquelle ils oublièrent et le
lieu et l’homme. Les effets d’orchestre n’eussent pas été si
grandioses que le furent les sons des instruments à vent qui
rappelaient l’orgue et qui s’unirent merveilleusement aux
richesses harmoniques des instruments à cordes ; mais l’état
imparfait dans lequel se trouvait cette singulière machine arrêtait
les développements du compositeur, dont la pensée parut alors plus
grande. Souvent la perfection dans les œuvres d’art empêche l’âme
de les agrandir. N’est-ce pas le procès gagné par l’esquisse
contre le tableau fini, au tribunal de ceux qui achèvent l’œuvre
par la pensée, au lieu de l’accepter toute faite ? La musique
la plus pure et la plus suave que le comte eût jamais entendue
s’éleva sous les doigts de Gambara comme un nuage d’encens
au-dessus d’un autel. La voix du compositeur redevint jeune ;
et, loin de nuire à cette riche mélodie, son organe l’expliqua,
la fortifia, la dirigea, comme la voix atone et chevrotante d’un
habile lecteur, comme l’était Andrieux, étendait le sens d’une
sublime scène de Corneille ou de Racine en y ajoutant une poésie
intime. Cette musique digne des anges accusait les trésors cachés
dans cet immense opéra, qui ne pouvait jamais être compris, tant
que cet homme persisterait à s’expliquer dans son état de raison.
Également partagés entre la musique et la surprise que leur causait
cet instrument aux cent voix, dans lequel un étranger aurait pu
croire que le facteur avait caché des jeunes filles invisibles, tant
les sons avaient par moments d’analogie avec la voix humaine, le
comte et Marianna n’osaient se communiquer leurs idées ni par le
regard ni par la parole. Le visage de Marianna était éclairé par
une magnifique lueur d’espérance qui lui rendit les splendeurs de
la jeunesse. Cette renaissance de sa beauté, qui s’unissait à la
lumineuse apparition du génie de son mari, nuança d’un nuage de
chagrin les délices que cette heure mystérieuse donnait au comte.
– Vous
êtes notre bon génie, lui dit Marianna. Je suis tentée de croire
que vous l’inspirez, car moi, qui ne le quitte point, je n’ai
jamais entendu pareille chose.
– Et
les adieux de Cadhige ! s’écria Gambara qui chanta la
cavatine à laquelle il avait donné la veille l’épithète de
sublime et qui fit pleurer les deux amants, tant elle exprimait bien
le dévouement le plus élevé de l’amour.
– Qui
a pu vous dicter de pareils chants ? demanda le comte.
– L’esprit,
répondit Gambara ; quand il apparaît, tout me semble en feu.
Je vois les mélodies face à face, belles et fraîches, colorées
comme des fleurs ; elles rayonnent, elles retentissent, et
j’écoute, mais il faut un temps infini pour les reproduire.
– Encore !
dit Marianna.
Gambara, qui
n’éprouvait aucune fatigue, joua sans efforts ni grimaces. Il
exécuta son ouverture avec un si grand talent et découvrit des
richesses musicales si nouvelles, que le comte ébloui finit par
croire à une magie semblable à celle que déploient Paganini et
Listz, exécution qui, certes, change toutes les conditions de la
musique en en faisant une poésie au-dessus des créations musicales.
– Eh !
bien, Votre Excellence le guérira-t-elle ? demanda le cuisinier
quand Andrea descendit.
– Je
le saurai bientôt, répondit le comte. L’intelligence de cet homme
a deux fenêtres, l’une fermée sur le monde, l’autre ouverte sur
le ciel : la première est la musique, la seconde est la
poésie ; jusqu’à ce jour il s’est obstiné à rester
devant la fenêtre bouchée, il faut le conduire à l’autre. Vous
le premier m’avez mis sur la voie, Giardini, en me disant que votre
hôte raisonne plus juste dès qu’il a bu quelques verres de vin.
– Oui,
s’écria le cuisinier, et je devine le plan de Votre Excellence.
– S’il
est encore temps de faire tonner la poésie à ses oreilles, au
milieu des accords d’une belle musique, il faut le mettre en état
d’entendre et de juger. Or, l’ivresse peut seule venir à mon
secours. M’aiderez-vous à griser Gambara, mon cher ? cela ne
vous fera-t-il pas de mal à vous-même ?
– Comment
l’entend Votre Excellence ?
Andrea s’en
alla sans répondre, mais en riant de la perspicacité qui restait à
ce fou. Le lendemain, il vint chercher Marianna, qui avait passé la
matinée à se composer une toilette simple mais convenable, et qui
avait dévoré toutes ses économies. Ce changement eût dissipé
l’illusion d’un homme blasé, mais chez le comte, le caprice
était devenu passion. Dépouillée de sa poétique misère et
transformée en simple bourgeoise, Marianna le fit rêver au mariage,
il lui donna la main pour monter dans un fiacre et lui fit part de
son projet. Elle approuva tout, heureuse de trouver son amant encore
plus grand, plus généreux, plus désintéressé qu’elle ne
l’espérait. Elle arriva dans un appartement où Andrea s’était
plu à rappeler son souvenir à son amie par quelques-unes de ces
recherches qui séduisent les femmes les plus vertueuses.
– Je
ne vous parlerai de mon amour qu’au moment où vous désespérerez
de votre Paul, dit le comte à Marianna en revenant rue Froidmanteau.
Vous serez témoin de la sincérité de mes efforts ; s’ils
sont efficaces, peut-être ne saurai-je pas me résigner à mon rôle
d’ami, mais alors je vous fuirai, Marianna. Si je me sens assez de
courage pour travailler à votre bonheur, je n’aurai pas assez de
force pour le contempler.
– Ne
parlez pas ainsi, les générosités ont leur péril aussi,
répondit-elle en retenant mal ses larmes. Mais quoi, vous me quittez
déjà !
– Oui,
dit Andrea, soyez heureuse sans distraction.
S’il
fallait croire le cuisinier, le changement d’hygiène fut favorable
aux deux époux. Tous les soirs après boire, Gambara paraissait
moins absorbé, causait davantage et plus posément ; il parlait
enfin de lire les journaux. Andrea ne put s’empêcher de frémir en
voyant la rapidité inespérée de son succès ; mais quoique
ses angoisses lui révélassent la force de son amour, elles ne le
firent point chanceler dans sa vertueuse résolution. Il vint un jour
reconnaître les progrès de cette singulière guérison. Si l’état
de son malade lui causa d’abord quelque joie, elle fut troublée
par la beauté de Marianna, à qui l’aisance avait rendu tout son
éclat. Il revint dès lors chaque soir engager des conversations
douces et sérieuses où il apportait les clartés d’une opposition
mesurée aux singulières théories de Gambara. Il profitait de la
merveilleuse lucidité dont jouissait l’esprit de ce dernier sur
tous les points qui n’avoisinaient pas de trop près sa folie, pour
lui faire admettre sur les diverses branches de l’art des principes
également applicables plus tard à la musique. Tout allait bien tant
que les fumées du vin échauffaient le cerveau du malade ; mais
dès qu’il avait complétement recouvré, ou plutôt reperdu sa
raison, il retombait dans sa manie. Néanmoins, Paolo se laissait
déjà plus facilement distraire par l’impression des objets
extérieurs, et déjà son intelligence se dispersait sur un plus
grand nombre de points à la fois. Andrea, qui prenait un intérêt
d’artiste à cette œuvre semi-médicale, crut enfin pouvoir
frapper un grand coup. Il résolut de donner à son hôtel un repas
auquel Giardini fut admis par la fantaisie qu’il eut de ne point
séparer le drame et la parodie, le jour de la première
représentation de l’opéra de Robert-le-Diable, à la répétition
duquel il avait assisté, et qui lui parut propre à dessiller les
yeux de son malade. Dès le second service, Gambara déjà ivre se
plaisanta lui-même avec beaucoup de grâce, et Giardini avoua que
ses innovations culinaires ne valaient pas le diable. Andrea n’avait
rien négligé pour opérer ce double miracle. L’Orvieto, le
Montefiascone, amenés avec les précautions infinies qu’exige leur
transport, le Lacryma-Christi, le Giro, tous les vins chauds de la
cara patria faisaient monter aux cerveaux des convives la double
ivresse de la vigne et du souvenir. Au dessert, le musicien et le
cuisinier abjurèrent gaiement leurs erreurs : l’un fredonnait
une cavatine de Rossini, l’autre entassait sur son assiette des
morceaux qu’il arrosait de marasquin de Zara, en faveur de la
cuisine française. Le comte profita de l’heureuse disposition de
Gambara, qui se laissa conduire à l’Opéra avec la douceur d’un
agneau. Aux premières notes de l’introduction, l’ivresse de
Gambara parut se dissiper pour faire place à cette excitation
fébrile qui parfois mettait en harmonie son jugement et son
imagination, dont le désaccord habituel causait sans doute sa folie,
et la pensée dominante de ce grand drame musical lui apparut dans
son éclatante simplicité, comme un éclair qui sillonna la nuit
profonde où il vivait. À ses yeux dessillés, cette musique dessina
les horizons immenses d’un monde où il se trouvait jeté pour la
première fois, tout en y reconnaissant des accidents déjà vus en
rêve. Il se crut transporté dans les campagnes de son pays, où
commence la belle Italie et que Napoléon nommait si judicieusement
le glacis des Alpes. Reporté par le souvenir au temps où sa raison
jeune et vive n’avait pas encore été troublée par l’extase de
sa trop riche imagination, il écouta dans une religieuse attitude et
sans vouloir dire un seul mot. Aussi le comte respecta-t-il le
travail intérieur qui se faisait dans cette âme. Jusqu’à minuit
et demi Gambara resta si profondément immobile, que les habitués de
l’Opéra durent le prendre pour ce qu’il était, un homme ivre.
Au retour, Andrea se mit à attaquer l’œuvre de Meyerbeer, afin de
réveiller Gambara, qui restait plongé dans un de ces demi-sommeils
que connaissent les buveurs.
– Qu’y
a-t-il donc de si magnétique dans cette incohérente partition, pour
qu’elle vous mette dans la position d’un somnambule ? dit
Andrea en arrivant chez lui. Le sujet de Robert-le-Diable est loin
sans doute d’être dénué d’intérêt, Holtei l’a développé
avec un rare bonheur dans un drame très-bien écrit et rempli de
situations fortes et attachantes ; mais les auteurs français
ont trouvé le moyen d’y puiser la fable la plus ridicule du monde.
Jamais l’absurdité des libretti de Vesari, de Schikaneder, n’égala
celle du poëme de Robert-le-Diable, vrai cauchemar dramatique qui
oppresse les spectateurs sans faire naître d’émotions fortes.
Meyerbeer a fait au diable une trop belle part. Bertram et Alice
représentent la lutte du bien et du mal, le bon et le mauvais
principe. Cet antagonisme offrait le contraste le plus heureux au
compositeur. Les mélodies les plus suaves placées à côté de
chants âpres et durs, étaient une conséquence naturelle de la
forme du libretto, mais dans la partition de l’auteur allemand les
démons chantent mieux que les saints. Les inspirations célestes
démentent souvent leur origine, et si le compositeur quitte pendant
un instant les formes infernales, il se hâte d’y revenir, bientôt
fatigué de l’effort qu’il a fait pour les abandonner. La
mélodie, ce fil d’or qui ne doit jamais se rompre dans une
composition si vaste, disparaît souvent dans l’œuvre de
Meyerbeer. Le sentiment n’y est pour rien, le cœur n’y joue
aucun rôle ; aussi ne rencontre-t-on jamais de ces motifs
heureux, de ces chants naïfs qui ébranlent toutes les sympathies et
laissent au fond de l’âme une douce impression. L’harmonie règne
souverainement, au lieu d’être le fond sur lequel doivent se
détacher les groupes du tableau musical. Ces accords dissonants,
loin d’émouvoir l’auditeur, n’excitent dans son âme qu’un
sentiment analogue à celui que l’on éprouverait à la vue d’un
saltimbanque suspendu sur un fil, et se balançant entre la vie et la
mort. Des chants gracieux ne viennent jamais calmer ces crispations
fatigantes. On dirait que le compositeur n’a eu d’autre but que
de se montrer bizarre, fantastique ; il saisit avec empressement
l’occasion de produire un effet baroque, sans s’inquiéter de la
vérité, de l’unité musicale, ni de l’incapacité des voix
écrasées sous ce déchaînement instrumental.
– Taisez-vous,
mon ami, dit Gambara, je suis encore sous le charme de cet admirable
chant des enfers que les porte-voix rendent encore plus terrible,
instrumentation neuve ! Les cadences rompues qui donnent tant
d’énergie au chant de Robert, la cavatine du quatrième acte, le
finale du premier, me tiennent encore sous la fascination d’un
pouvoir surnaturel ! Non, la déclamation de Gluck lui-même ne
fut jamais d’un si prodigieux effet, et je suis étonné de tant de
science.
– Signor
maestro, reprit Andrea en souriant, permettez-moi de vous contredire.
Gluck avant d’écrire réfléchissait longtemps. Il calculait
toutes les chances et arrêtait un plan qui pouvait être modifié
plus tard par ses inspirations de détail, mais qui ne lui permettait
jamais de se fourvoyer en chemin. De là cette accentuation
énergique, cette déclamation palpitante de vérité. Je conviens
avec vous que la science est grande dans l’opéra de Meyerbeer,
mais cette science devient un défaut lorsqu’elle s’isole de
l’inspiration, et je crois avoir aperçu dans cette œuvre le
pénible travail d’un esprit fin qui a trié sa musique dans des
milliers de motifs des opéras tombés ou oubliés, pour se les
approprier en les étendant, les modifiant ou les concentrant. Mais
il est arrivé ce qui arrive à tous les faiseurs de centons, l’abus
des bonnes choses. Cet habile vendangeur de notes prodigue des
dissonances qui, trop fréquentes, finissent par blesser l’oreille
et l’accoutument à ces grands effets que le compositeur doit
ménager beaucoup, pour en tirer un plus grand parti lorsque la
situation les réclame. Ces transitions enharmoniques se répètent à
satiété, et l’abus de la cadence plagale lui ôte une grande
partie de sa solennité religieuse. Je sais bien que chaque
compositeur a ses formes particulières auxquelles il revient malgré
lui, mais il est essentiel de veiller sur soi et d’éviter ce
défaut. Un tableau dont le coloris n’offrirait que du bleu ou du
rouge serait loin de la vérité et fatiguerait la vue. Ainsi le
rhythme presque toujours le même dans la partition de Robert jette
de la monotonie sur l’ensemble de l’ouvrage. Quant à l’effet
des porte-voix dont vous parlez, il est depuis longtemps connu en
Allemagne, et ce que Meyerbeer nous donne pour du neuf a été
toujours employé par Mozart, qui faisait chanter de cette sorte le
chœur des diables de Don Juan.
Andrea
essaya, tout en l’entraînant à de nouvelles libations, de faire
revenir Gambara par ses contradictions au vrai sentiment musical, en
lui démontrant que sa prétendue mission en ce monde ne consistait
pas à régénérer un art hors de ses facultés, mais bien à
chercher sous une autre forme, qui n’était autre que la poésie,
l’expression de sa pensée.
– Vous
n’avez rien compris, cher comte, à cet immense drame musical, dit
négligemment Gambara qui se mit devant le piano d’Andrea, fit
résonner les touches, écouta le son, s’assit et parut penser
pendant quelques instants, comme pour résumer ses propres idées.
– Et
d’abord sachez, reprit-il, qu’une oreille intelligente comme la
mienne a reconnu le travail de sertisseur dont vous parlez. Oui,
cette musique est choisie avec amour, mais dans les trésors d’une
imagination riche et féconde où la science a pressé les idées
pour en extraire l’essence musicale. Je vais vous expliquer ce
travail.
Il se leva
pour mettre les bougies dans la pièce voisine, et avant de se
rasseoir, il but un plein verre de vin de Giro, vin de Sardaigne qui
recèle autant de feu que les vieux vins de Tokai en allument.
– Voyez-vous,
dit Gambara, cette musique n’est faite ni pour les incrédules ni
pour ceux qui n’aiment point. Si vous n’avez pas éprouvé dans
votre vie les vigoureuses atteintes d’un esprit mauvais qui dérange
le but quand vous le visez, qui donne une fin triste aux plus belles
espérances ; en un mot, si vous n’avez jamais aperçu la
queue du diable frétillant en ce monde, l’opéra de Robert sera
pour vous ce qu’est l’Apocalypse pour ceux qui croient que tout
finit avec eux. Si, malheureux et persécuté, vous comprenez le
génie du mal, ce grand singe qui détruit à tout moment l’œuvre
de Dieu, si vous l’imaginez ayant non pas aimé, mais violé une
femme presque divine, et remportant de cet amour les joies de la
paternité, au point de mieux aimer son fils éternellement
malheureux avec lui, que de le savoir éternellement heureux avec
Dieu ; si vous imaginez enfin l’âme de la mère planant sur
la tête de son fils pour l’arracher aux horribles séductions
paternelles, vous n’aurez encore qu’une faible idée de cet
immense poëme auquel il manque peu de chose pour rivaliser avec le
Don Juan de Mozart. Don Juan est au-dessus par sa perfection ;
je l’accorde ; Robert-le-Diable représente des idées, Don
Juan excite des sensations. Don Juan est encore la seule œuvre
musicale où l’harmonie et la mélodie soient en proportions
exactes ; là seulement est le secret de sa supériorité sur
Robert, car Robert est plus abondant. Mais à quoi sert cette
comparaison, si ces deux œuvres sont belles de leurs beautés
propres ? Pour moi, qui gémis sous les coups réitérés du
démon, Robert m’a parlé plus énergiquement qu’à vous, et je
l’ai trouvé vaste et concentré tout à la fois. Vraiment, grâce
à vous, je viens d’habiter le beau pays des rêves où nos sens se
trouvent agrandis, où l’univers se déploie dans des proportions
gigantesques par rapport à l’homme. (Il se fit un moment de
silence.) Je tressaille encore, dit le malheureux artiste, aux quatre
mesures de timbales qui m’ont atteint dans les entrailles et qui
ouvrent cette courte, cette brusque introduction où le solo de
trombone, les flûtes, le hautbois et la clarinette jettent dans
l’âme une couleur fantastique. Cet andante en ut mineur fait
pressentir le thème de l’invocation des âmes dans l’abbaye, et
vous agrandit la scène par l’annonce d’une lutte toute
spirituelle. J’ai frissonné !
Gambara
frappa les touches d’une main sûre, il étendit magistralement le
thème de Meyerbeer par une sorte de décharge d’âme à la manière
de Listz. Ce ne fut plus un piano, ce fut l’orchestre tout entier,
le génie de la musique évoqué.
– Voilà
le style de Mozart, s’écria-t-il. Voyez comme cet Allemand manie
les accords, et par quelles savantes modulations il fait passer
l’épouvante pour arriver à la dominante d’ut. J’entends
l’enfer ! La toile se lève. Que vois-je ? le seul
spectacle à qui nous donnions le nom d’infernal, une orgie de
chevaliers, en Sicile. Voilà dans ce chœur en fa toutes les
passions humaines déchaînées par un allegro bachique. Tous les
fils par lesquels le diable nous mène se remuent ! Voilà bien
l’espèce de joie qui saisit les hommes quand ils dansent sur un
abîme, ils se donnent eux-mêmes le vertige. Quel mouvement dans ce
chœur ! Sur ce chœur, la réalité de la vie, la vie naïve et
bourgeoise se détache en sol mineur par un chant plein de
simplicité, celui de Raimbaut. Il me rafraîchit un moment l’âme,
ce bon homme qui exprime la verte et plantureuse Normandie, en venant
la rappeler à Robert au milieu de l’ivresse. Ainsi, la douceur de
la patrie aimée nuance d’un filet brillant ce sombre début. Puis
vient cette merveilleuse ballade en ut majeur, accompagnée du chœur
en ut mineur, et qui dit si bien le sujet ? ― Je suis Robert !
éclate aussitôt. La fureur du prince offensé par son vassal n’est
déjà plus une fureur naturelle ; mais elle va se calmer, car
les souvenirs de l’enfance arrivent avec Alice par cet allegro en
la majeur plein de mouvement et de grâce. Entendez-vous les cris de
l’innocence qui, en entrant dans ce drame infernal, y entre
persécutée ? ― Non, non ! chanta Gambara qui sut faire
chanter son pulmonique piano. La patrie et ses émotions sont
venues ! l’enfance et ses souvenirs ont refleuri dans le cœur
de Robert ; mais voici l’ombre de la mère qui se lève
accompagnée des suaves idées religieuses ! La religion anime
cette belle romance en mi majeur, et dans laquelle se trouve une
merveilleuse progression harmonique et mélodique sur les paroles :
Car dans les
cieux comme sur la terre,
Sa mère va
prier pour lui.
La lutte
commence entre les puissances inconnues et le seul homme qui ait dans
ses veines le feu de l’enfer pour y résister. Et pour que vous le
sachiez bien, voici l’entrée de Bertram, sous laquelle le grand
musicien a plaqué en ritournelle à l’orchestre un rappel de la
ballade de Raimbaut. Que d’art ! quelle liaison de toutes les
parties, quelle puissance de construction ! Le diable est
là-dessous, il se cache, il frétille. Avec l’épouvante d’Alice,
qui reconnaît le diable du Saint-Michel de son village, le combat
des deux principes est posé. Le thème musical va se développer, et
par quelles phases variées ? Voici l’antagonisme nécessaire
à tout opéra fortement accusé par un beau récitatif, comme Gluck
en faisait, entre Bertram et Robert.
Tu ne sauras
jamais à quel excès je t’aime.
Cet ut mineur
diabolique, cette terrible basse de Bertram entame son jeu de sape
qui détruira tous les efforts de cet homme à tempérament violent.
Là, pour moi, tout est effrayant. Le crime aura-t-il le criminel ?
le bourreau aura-t-il sa proie ? le malheur dévorera-t-il le
génie de l’artiste ? la maladie tuera-t-elle le malade ?
l’ange gardien préservera-t-il le chrétien ? Voici le
finale, la scène de jeu où Bertram tourmente son fils en lui
causant les plus terribles émotions. Robert, dépouillé, colère,
brisant tout, voulant tout tuer, tout mettre à feu et à sang, lui
semble bien son fils, il est ressemblant ainsi. Quelle atroce gaieté
dans le je ris de tes coups de Bertram ! Comme la barcarolle
vénitienne nuance bien ce finale ! par quelles transitions
hardies cette scélérate paternité rentre en scène pour ramener
Robert au jeu, Ce début est accablant pour ceux qui développent les
thèmes au fond de leur cœur en leur donnant l’étendue que le
musicien leur a commandé de communiquer. Il n’y avait que l’amour
à opposer à cette grande symphonie chantée où vous ne surprenez
ni monotonie, ni l’emploi d’un même moyen ; elle est une et
variée, caractère de tout ce qui est grand et naturel. Je respire,
j’arrive dans la sphère élevée d’une cour galante ;
j’entends les jolies phrases fraîches et légèrement
mélancoliques d’Isabelle, et le chœur de femmes en deux parties
et en imitation qui sent un peu les teintes moresques de l’Espagne.
En cet endroit, la terrible musique s’adoucit par des teintes
molles, comme une tempête qui se calme, pour arriver à ce duo
fleureté, coquet, bien modulé, qui ne ressemble à rien de la
musique précédente. Après les tumultes du camp des héros
chercheurs d’aventures, vient la peinture de l’amour. Merci,
poëte, mon cœur n’eût pas résisté plus longtemps. Si je ne
cueillais pas là les marguerites d’un opéra-comique français, si
je n’entendais pas la douce plaisanterie de la femme qui sait aimer
et consoler, je ne soutiendrais pas la terrible note grave sur
laquelle apparaît Bertram, répondant à son fils ce : Si je le
permet ! quand il promet à sa princesse adorée de triompher
sous les armes qu’elle lui donne. À l’espoir du joueur corrigé
par l’amour, l’amour de la plus belle femme, car l’avez-vous
vue cette Sicilienne ravissante, et son œil de faucon sûr de sa
proie ? (quels interprètes a trouvés le musicien !) à
l’espoir de l’homme, l’Enfer oppose le sien par ce cri
sublime : À toi, Robert de Normandie ! N’admirez-vous
pas la sombre et profonde horreur empreinte dans ces longues et
belles notes écrites sur dans la forêt prochaine ? Il y a là
tous les enchantements de la Jérusalem délivrée, comme on en
retrouve la chevalerie dans ce chœur à mouvement espagnol et dans
le tempo di marcia. Que d’originalité dans cet allégro,
modulation des quatre timbales accordées (ut ré, ut sol) !
combien de grâces dans l’appel au tournoi ! Le mouvement de
la vie héroïque du temps est là tout entier, l’âme s’y
associe, je lis un roman de chevalerie et un poëme. L’exposition
est finie, il semble que les ressources de la musique soient
épuisées, vous n’avez rien entendu de semblable, et cependant
tout est homogène. Vous avez aperçu la vie humaine dans sa seule et
unique expression : Serai-je heureux ou malheureux ? disent
les philosophes. Serai-je damné ou sauvé, disent les chrétiens.
Ici, Gambara
s’arrêta sur la dernière note du chœur, il la développa
mélancoliquement, et se leva pour aller boire un autre grand verre
de vin de Giro. Cette liqueur semi-africaine ralluma l’incandescence
de sa face, que l’exécution passionnée et merveilleuse de l’opéra
de Meyerbeer avait fait légèrement pâlir.
– Pour
que rien ne manque à cette composition, reprit-il, le grand artiste
nous a largement donné le seul duo bouffe que pût se permettre un
démon, la séduction d’un pauvre trouvère. Il a mis la
plaisanterie à côté de l’horreur, une plaisanterie où s’abîme
la seule réalité qui se montre dans la sublime fantaisie de son
œuvre : les amours pures et tranquilles d’Alice et de
Raimbaut, leur vie sera troublée par une vengeance anticipée ;
les âmes grandes peuvent seules sentir la noblesse qui anime ces
airs bouffes, vous n’y trouvez ni le papillotage trop abondant de
notre musique italienne, ni le commun des ponts-neufs français.
C’est quelque chose de la majesté de l’Olympe. Il y a le rire
amer d’une divinité opposé à la surprise d’un trouvère qui se
donjuanise. Sans cette grandeur, nous serions revenus trop
brusquement à la couleur générale de l’opéra, empreinte dans
cette horrible rage en septièmes diminuées qui se résout en une
valse infernale et nous met enfin face à face avec les démons. Avec
quelle vigueur le couplet de Bertram se détache en si mineur sur le
chœur des enfers, en nous peignant la paternité mêlée à ces
chants démoniaques par un désespoir affreux ! Quelle
ravissante transition que l’arrivée d’Alice sur la ritournelle
en si bémol ! J’entends encore ces chants angéliques de
fraîcheur, n’est-ce pas le rossignol après l’orage ? La
grande pensée de l’ensemble se retrouve ainsi dans les détails,
car que pourrait-on opposer à cette agitation des démons
grouillants dans leur trou, si ce n’est l’air merveilleux
d’Alice :
Quand j’ai
quitté la Normandie !
Le fil d’or
de la mélodie court toujours le long de la puissante harmonie comme
un espoir céleste, elle la brode, et avec quelle profonde habileté !
Jamais le génie ne lâche la science qui le guide. Ici le chant
d’Alice se trouve en si bémol et se rattache au fa dièse, la
dominante du chœur infernal. Entendez-vous le tremolo de
l’orchestre ? on demande Robert dans le cénacle des démons.
Bertram rentre sur la scène, et là se trouve le point culminant de
l’intérêt musical, un récitatif comparable à ce que les grands
maîtres ont inventé de plus grandiose, la chaude lutte en mi bémol
où éclatent les deux athlètes, le Ciel et l’Enfer, l’un par :
Oui, tu me connais ! sur une septième diminuée, l’autre par
son fa sublime : Le ciel est avec moi ! L’Enfer et la
Croix sont en présence. Viennent les menaces de Bertram à Alice, le
plus violent pathétique du monde, le génie du mal s’étalant avec
complaisance et s’appuyant comme toujours sur l’intérêt
personnel. L’arrivée de Robert, qui nous donne le magnifique trio
en la bémol sans accompagnement, établit un premier engagement
entre les deux forces rivales et l’homme. Voyez comme il se produit
nettement, dit Gambara en resserrant cette scène par une exécution
passionnée qui saisit Andrea. Toute cette avalanche de musique,
depuis les quatre temps de timbale, a roulé vers ce combat des trois
voix. La magie du mal triomphe ! Alice s’enfuit, et vous
entendez le duo en ré entre Bertram et Robert, le diable lui enfonce
ses griffes au cœur, il le lui déchire pour se le mieux
approprier ; il se sert de tout : honneur, espoir,
jouissances éternelles et infinies, il fait tout briller à ses
yeux ; il le met, comme Jésus, sur le pinacle du temple, et lui
montre tous les joyaux de la terre, l’écrin du mal ; il le
pique au jeu du courage, et les beaux sentiments de l’homme
éclatent dans ce cri :
Des
chevaliers de ma patrie
L’honneur
toujours fut le soutien !
Enfin, pour
couronner l’œuvre, voilà le thème qui a si fatalement ouvert
l’opéra, le voilà, ce chant principal, dans la magnifique
évocation des âmes :
Nonnes, qui
reposez sous cette froide pierre,
M’entendez-vous ?
Glorieusement
parcourue, la carrière musicale est glorieusement terminée par
l’allegro vivace de la bacchanale en ré mineur. Voici bien le
triomphe de l’Enfer ! Roule, musique, enveloppe-nous de tes
plis redoublés, roule et séduis ! Les puissances infernales
ont saisi leur proie, elles la tiennent, elles dansent. Ce beau génie
destiné à vaincre, à régner, le voilà perdu ! les démons
sont joyeux, la misère étouffera le génie, la passion perdra le
chevalier.
Ici Gambara
développa la bacchanale pour son propre compte, en improvisant
d’ingénieuses variations et s’accompagnant d’une voix
mélancolique, comme pour exprimer les intimes souffrances qu’il
avait ressenties.
– Entendez-vous
les plaintes célestes de l’amour négligé ? reprit-il,
Isabelle appelle Robert au milieu du grand chœur des chevaliers
allant au tournoi, et où reparaissent les motifs du second acte,
afin de bien faire comprendre que le troisième acte s’est accompli
dans une sphère surnaturelle. La vie réelle reprend. Ce chœur
s’apaise à l’approche des enchantements de l’Enfer qu’apporte
Robert avec le talisman, les prodiges du troisième acte vont se
continuer. Ici vient le duo du viol, où le rhythme indique bien la
brutalité des désirs d’un homme qui peut tout, et où la
princesse, par des gémissements plaintifs, essaie de rappeler son
amant à la raison. Là, le musicien s’était mis dans une
situation difficile à vaincre, et il a vaincu par le plus délicieux
morceau de l’opéra. Quelle adorable mélodie dans la cavatine de :
Grâce pour toi ! Les femmes en ont bien saisi le sens, elles se
voyaient toutes étreintes et saisies sur la scène. Ce morceau seul
ferait la fortune de l’opéra, car elles croyaient être toutes aux
prises avec quelque violent chevalier. Jamais il n’y a eu de
musique si passionnée ni si dramatique. Le monde entier se déchaîne
alors contre le réprouvé. On peut reprocher à ce finale sa
ressemblance avec celui de Don Juan, mais il y a dans la situation
cette énorme différence qu’il y éclate une noble croyance en
Isabelle, un amour vrai qui sauvera Robert ; car il repousse
dédaigneusement la puissance infernale qui lui est confiée, tandis
que don Juan persiste dans ses incrédulités. Ce reproche est
d’ailleurs commun à tous les compositeurs qui depuis Mozart ont
fait des finales. Le finale de Don Juan est une de ces formes
classiques trouvées pour toujours. Enfin la religion se lève
toute-puissante avec sa voix qui domine les mondes, qui appelle tous
les malheurs pour les consoler, tous les repentirs pour les
réconcilier. La salle entière s’est émue aux accents de ce
chœur :
Malheureux ou
coupables,
Hâtez-vous
d’accourir !
Dans
l’horrible tumulte des passions déchaînées, la voix sainte n’eût
pas été entendue ; mais en ce moment critique, elle peut
tonner la divine Église Catholique, elle se lève brillante de
clartés. Là, j’ai été étonné de trouver après tant de
trésors harmoniques une veine nouvelle où le compositeur a
rencontré le morceau capital de : Gloire à la Providence !
écrit dans la manière de Haendel. Arrive Robert, éperdu, déchirant
l’âme avec son : Si je pouvais prier. Poussé par l’arrêt
des enfers, Bertram poursuit son fils et tente un dernier effort.
Alice vient faire apparaître la mère ; vous entendez alors le
grand trio vers lequel a marché l’opéra : le triomphe de
l’âme sur la matière, de l’esprit du bien sur l’esprit du
mal. Les chants religieux dissipent les chants infernaux, le bonheur
se montre splendide ; mais ici la musique a faibli : j’ai
vu une cathédrale au lieu d’entendre le concert des anges heureux,
quelque divine prière des âmes délivrées applaudissant à l’union
de Robert et d’Isabelle. Nous ne devions pas rester sous le poids
des enchantements de l’enfer, nous devions sortir avec une
espérance au cœur. À moi, musicien catholique, il me fallait une
autre prière de Mosè. J’aurais voulu savoir comment l’Allemagne
aurait lutté contre l’Italie, ce que Meyerbeer aurait fait pour
rivaliser avec Rossini. Cependant, malgré ce léger défaut,
l’auteur peut dire qu’après cinq heures d’une musique si
substantielle, un Parisien préfère une décoration à un
chef-d’œuvre musical ! Vous avez entendu les acclamations
adressées à cette œuvre, elle aura cinq cents représentations !
Si les Français ont compris cette musique…
– C’est
parce qu’elle offre des idées, dit le comte.
– Non,
c’est parce qu’elle présente avec autorité l’image des luttes
où tant de gens expirent, et parce que toutes les existences
individuelles peuvent s’y rattacher par le souvenir. Aussi, moi,
malheureux, aurais-je été satisfait d’entendre ce cri des voix
célestes que j’ai tant de fois rêvé.
Aussitôt
Gambara tomba dans une extase musicale, et improvisa la plus
mélodieuse et la plus harmonieuse cavatine que jamais Andrea devait
entendre, un chant divin divinement chanté dont le thème avait une
grâce comparable à celle de l’O filii et filiae, mais plein
d’agréments que le génie musical le plus élevé pouvait seul
trouver. Le comte resta plongé dans l’admiration la plus vive :
les nuages se dissipaient, le bleu du ciel s’entr’ouvrait, des
figures d’anges apparaissaient et levaient les voiles qui cachent
le sanctuaire, la lumière du ciel tombait à torrents. Bientôt le
silence régna. Le comte, étonné de ne plus rien entendre,
contempla Gambara qui, les yeux fixes et dans l’attitude des
tériakis, balbutiait le mot Dieu ! Le comte attendit que le
compositeur descendît des pays enchantés où il était monté sur
les ailes diaprées de l’inspiration, et résolut de l’éclairer
avec la lumière qu’il en rapporterait.
– Hé !
bien, lui dit-il en lui offrant un autre verre plein et trinquant
avec lui, vous voyez que cet Allemand a fait selon vous un sublime
opéra sans s’occuper de théorie, tandis que les musiciens qui
écrivent des grammaires peuvent comme les critiques littéraires
être de détestables compositeurs.
– Vous
n’aimez donc pas ma musique !
– Je
ne dis pas cela, mais si au lieu de viser à exprimer des idées, et
si au lieu de pousser à l’extrême le principe musical, ce qui
vous fait dépasser le but, vous vouliez simplement réveiller en
nous des sensations, vous seriez mieux compris, si toutefois vous ne
vous êtes pas trompé sur votre vocation. Vous êtes un grand poëte.
– Quoi !
dit Gambara, vingt-cinq ans d’études seraient inutiles ! Il
me faudrait étudier la langue imparfaite des hommes, quand je tiens
la clef du verbe céleste ! Ah ! si vous aviez raison, je
mourrais…
– Vous,
non. Vous êtes grand et fort, vous recommenceriez votre vie, et moi
je vous soutiendrais. Nous offririons la noble et rare alliance d’un
homme riche et d’un artiste qui se comprennent l’un l’autre.
– Êtes-vous
sincère ? dit Gambara frappé d’une soudaine stupeur.
– Je
vous l’ai déjà dit, vous êtes plus poëte que musicien.
– Poëte !
poëte ! Cela vaut mieux que rien. Dites-moi la vérité, que
prisez-vous le plus de Mozart ou d’Homère.
– Je
les admire à l’égal l’un de l’autre.
– Sur
l’honneur ?
– Sur
l’honneur.
– Hum !
encore un mot. Que vous semble de Meyerbeer et de Byron ?
– Vous
les avez jugés en les rapprochant ainsi.
La voiture du
comte était prête, le compositeur et son noble médecin franchirent
rapidement les marches de l’escalier, et arrivèrent en peu
d’instants chez Marianna. En entrant, Gambara se jeta dans les bras
de sa femme, qui recula d’un pas en détournant la tête, le mari
fit également un pas en arrière, et se pencha sur le comte.
– Ah !
monsieur, dit Gambara d’une voix sourde, au moins fallait-il me
laisser ma folie. Puis il baissa la tête et tomba.
– Qu’avez-vous
fait ? Il est ivre-mort, s’écria Marianna en jetant sur le
corps un regard où la pitié combattait le dégoût.
Le comte aidé
par son valet releva Gambara, qui fut posé sur son lit. Andrea
sortit, le cœur plein d’une horrible joie.
Le lendemain,
le comte laissa passer l’heure ordinaire de sa visite, il
commençait à craindre d’avoir été la dupe de lui-même, et
d’avoir vendu un peu cher l’aisance et la sagesse à ce pauvre
ménage, dont la paix était à jamais troublée.
Giardini
parut enfin, porteur d’un mot de Marianna.
« Venez,
écrivait-elle, le mal n’est pas aussi grand que vous l’auriez
voulu, cruel ! »
– Excellence,
dit le cuisinier pendant qu’Andrea faisait sa toilette, vous nous
avez traités magnifiquement hier au soir, mais convenez qu’à part
les vins qui étaient excellents, votre maître d’hôtel ne nous a
pas servi un plat digne de figurer sur la table d’un vrai gourmet.
Vous ne nierez pas non plus, je suppose, que le mets qui vous fut
servi chez moi le jour où vous me fîtes l’honneur de vous asseoir
à ma table ne renfermât la quintessence de tous ceux qui
salissaient hier votre magnifique vaisselle. Aussi ce matin me
suis-je éveillé en songeant à la promesse que vous m’avez faite
d’une place de chef. Je me regarde comme attaché maintenant à
votre maison.
– La
même pensée m’est venue il y a quelques jours, répondit Andrea.
J’ai parlé de vous au secrétaire de l’ambassade d’Autriche,
et vous pouvez désormais passer les Alpes quand bon vous semblera.
J’ai un château en Croatie où je vais rarement, là vous
cumulerez les fonctions de concierge, de sommelier et de
maître-d’hôtel, à deux cents écus d’appointements. Ce
traitement sera aussi celui de votre femme, à qui le surplus du
service est réservé. Vous pourrez vous livrer à des expériences
in animâ vili, c’est-à-dire sur l’estomac de mes vassaux. Voici
un bon sur mon banquier pour vos frais de voyage.
Giardini
baisa la main du comte, suivant la coutume napolitaine.
– Excellence,
lui dit-il, j’accepte le bon sans accepter la place, ce serait me
déshonorer que d’abandonner mon art, en déclinant le jugement des
plus fins gourmets qui, décidément, sont à Paris.
Quand Andrea
parut chez Gambara, celui-ci se leva et vint à sa rencontre.
– Mon
généreux ami, dit-il de l’air le plus ouvert, ou vous avez abusé
hier de la faiblesse de mes organes, pour vous jouer de moi, ou votre
cerveau n’est pas plus que le mien à l’épreuve des vapeurs
natales de nos bons vins du Latium. Je veux m’arrêter à cette
dernière supposition, j’aime mieux douter de votre estomac que de
votre cœur. Quoi qu’il en soit, je renonce à jamais à l’usage
du vin, dont l’abus m’a entraîné hier au soir dans de bien
coupables folies. Quand je pense que j’ai failli… (il jeta un
regard d’effroi sur Marianna). Quant au misérable opéra que vous
m’avez fait entendre, j’y ai bien songé, c’est toujours de la
musique faite par les moyens ordinaires, c’est toujours des
montagnes de notes entassées, verba et voces : c’est la lie
de l’ambroisie que je bois à longs traits en rendant la musique
céleste que j’entends ! C’est des phrases hachées dont
j’ai reconnu l’origine. Le morceau de : Gloire à la
Providence ! ressemble un peu trop à un morceau de Haendel, le
chœur des chevaliers allant au combat est parent de l’air écossais
dans la Dame blanche ; enfin si l’opéra plaît tant, c’est
que la musique est de tout le monde, aussi doit-elle être populaire.
Je vous quitte, mon cher ami, j’ai depuis ce matin dans ma tête
quelques idées qui ne demandent qu’à remonter vers Dieu sur les
ailes de la musique ; mais je voulais vous voir et vous parler.
Adieu, je vais demander mon pardon à la muse. Nous dînerons ce soir
ensemble, mais point de vin, pour moi du moins. Oh ! j’y suis
décidé…
– J’en
désespère, dit Andrea en rougissant.
– Ah !
vous me rendez ma conscience, s’écria Marianna, je n’osais plus
l’interroger. Mon ami ! mon ami, ce n’est pas notre faute,
il ne veut pas guérir.
Six ans
après, en janvier 1837, la plupart des artistes qui avaient le
malheur de gâter leurs instruments à vent ou à cordes, les
apportaient rue Froidmanteau dans une infâme et horrible maison ou
demeurait au cinquième étage un vieil Italien nommé Gambara.
Depuis cinq ans, cet artiste avait été laissé à lui-même et
abandonné par sa femme, il lui était survenu bien des malheurs. Un
instrument sur lequel il comptait pour faire fortune, et qu’il
nommait le Panharmonicon, avait été vendu par autorité de justice
sur la place du Châtelet, ainsi qu’une charge de papier réglé,
barbouillé de notes de musique. Le lendemain de la vente ces
partitions avaient enveloppé à la Halle du beurre, du poisson et
des fruits. Ainsi, trois grands opéras dont parlait ce pauvre homme,
mais qu’un ancien cuisinier napolitain devenu simple regrattier,
disait être un amas de sottises, avaient été disséminés dans
Paris et dévorés par les éventaires des revendeuses. N’importe,
le propriétaire de la maison avait été payé de ses loyers, et les
huissiers de leurs frais. Au dire du vieux regrattier napolitain qui
vendait aux filles de la rue Froidmanteau les débris des repas les
plus somptueux faits en ville, la signora Gambara avait suivi en
Italie un grand seigneur milanais, et personne ne pouvait savoir ce
qu’elle était devenue. Fatiguée de quinze années de misère,
elle ruinait peut-être ce comte par un luxe exorbitant, car ils
s’adoraient l’un l’autre si bien que dans le cours de sa vie le
Napolitain n’avait pas eu l’exemple d’une semblable passion.
Vers la fin
de ce même mois de janvier, un soir que Giardini le regrattier
causait, avec une fille qui venait chercher à souper, de cette
divine Marianna, si pure et si belle, si noblement dévouée, et qui
cependant avait fini comme toutes les autres, la fille, le regrattier
et sa femme aperçurent dans la rue une femme maigre, au visage
noirci, poudreux, un squelette nerveux et ambulant qui regardait les
numéros et cherchait à reconnaître une maison.
– Ecco
la Marianna, dit en italien le regrattier.
Marianna
reconnut le restaurateur napolitain Giardini dans le pauvre
revendeur, sans s’expliquer par quels malheurs il était arrivé à
tenir une misérable boutique de regrat. Elle entra, s’assit, car
elle venait de Fontainebleau ; elle avait fait quatorze lieues
dans la journée, et avait mendié son pain depuis Turin jusqu’à
Paris. Elle effraya cet effroyable trio ! De sa beauté
merveilleuse, il ne lui restait plus que deux beaux yeux malades et
éteints. La seule chose qu’elle trouvât fidèle était le
malheur. Elle fut bien accueillie par le vieux et habile raccommodeur
d’instruments qui la vit entrer avec un indicible plaisir.
– Te
voilà donc, ma pauvre Marianna ! lui dit-il avec bonté.
Pendant ton absence, ils m’ont vendu mon instrument et mes opéras !
Il était
difficile de tuer le veau gras pour le retour de la Samaritaine, mais
Giardini donna un restant de saumon, la fille paya le vin, Gambara
offrit son pain, la signora Giardini mit la nappe, et ces infortunes
si diverses soupèrent dans le grenier du compositeur. Interrogée
sur ses aventures, Marianna refusa de répondre, et leva seulement
ses beaux yeux vers le ciel en disant à voix basse à Giardini :
Marié avec une danseuse !
– Comment
allez-vous faire pour vivre ? dit la fille. La route vous a tuée
et…
– Et
vieillie, dit Marianna. Non, ce n’est ni la fatigue, ni la misère,
mais le chagrin.
– Ah
çà ! pourquoi n’avez-vous rien envoyé à votre homme, lui
demanda la fille.
Marianna ne
répondit que par un coup d’œil, et la fille en fut atteinte au
cœur.
– Elle
est fière, excusez du peu ! s’écria-t-elle. À quoi ça lui
sert-il, dit-elle à l’oreille de Giardini.
Dans cette
année, les artistes furent pleins de précautions pour leurs
instruments, les raccommodages ne suffirent pas à défrayer ce
pauvre ménage ; la femme ne gagna pas non plus grand’chose
avec son aiguille, et les deux époux durent se résigner à utiliser
leurs talents dans la plus basse de toutes les sphères. Tous deux
sortaient le soir à la brune et allaient aux Champs-Élysées y
chanter des duos que Gambara, le pauvre homme ! accompagnait sur
une méchante guitare. En chemin, sa femme, qui pour ces expéditions
mettait sur sa tête un méchant voile de mousseline, conduisait son
mari chez un épicier du faubourg Saint-Honoré, lui faisait boire
quelques petits verres d’eau-de-vie et le grisait, autrement il eût
fait de la mauvaise musique. Tous deux se plaçaient devant le beau
monde assis sur des chaises, et l’un des plus grands génies de ce
temps, l’Orphée inconnu de la musique moderne, exécutait des
fragments de ses partitions, et ces morceaux étaient si
remarquables, qu’ils arrachaient quelques sous à l’indolence
parisienne. Quand un dilettante des Bouffons, assis là par hasard,
ne reconnaissait pas de quel opéra ces morceaux étaient tirés, il
interrogeait la femme habillée en prêtresse grecque qui lui tendait
un rond à bouteille en vieux moiré métallique où elle recueillait
les aumônes.
– Ma
chère, où prenez-vous cette musique ?
– Dans
l’opéra de Mahomet, répondait Marianna.
Comme Rossini
a composé un Mahomet II, le dilettante disait alors à la femme qui
l’accompagnait : ― Quel dommage que l’on ne veuille pas
nous donner aux Italiens les opéras de Rossini que nous ne
connaissons pas ! car voilà, certes, de la belle musique.
Gambara
souriait.
Il y a
quelques jours, il s’agissait de payer la misérable somme de
trente-six francs pour le loyer des greniers où demeure le pauvre
couple résigné. L’épicier n’avait pas voulu faire crédit de
l’eau-de-vie avec laquelle la femme grisait son mari pour le faire
bien jouer. Gambara fut alors si détestable, que les oreilles de la
population riche furent ingrates, et le rond de moiré métallique
revint vide. Il était neuf heures du soir, une belle Italienne, la
principessa Massimilla di Varese, eut pitié de ces pauvres gens,
elle leur donna quarante francs et les questionna, en reconnaissant
au remercîment de la femme qu’elle était Vénitienne ; le
prince Émilio leur demanda l’histoire de leurs malheurs, et
Marianna la dit sans aucune plainte contre le ciel ni contre les
hommes.
– Madame,
dit en terminant Gambara qui n’était pas gris, nous sommes
victimes de notre propre supériorité. Ma musique est belle, mais
quand la musique passe de la sensation à l’idée, elle ne peut
avoir que des gens de génie pour auditeurs, car eux seuls ont la
puissance de la développer. Mon malheur vient d’avoir écouté les
concerts des anges et d’avoir cru que les hommes pouvaient les
comprendre. Il en arrive autant aux femmes quand chez elles l’amour
prend des formes divines, les hommes ne les comprennent plus.
Cette phrase
valait les quarante francs qu’avait donnés la Massimilla, aussi
tira-t-elle de sa bourse une autre pièce d’or en disant à
Marianna qu’elle écrirait à Andrea Marcosini.
– Ne
lui écrivez pas, madame, dit Marianna, et que Dieu vous conserve
toujours belle.
– Chargeons-nous
d’eux ? demanda la princesse à son mari, car cet homme est
resté fidèle à l’IDÉAL que nous avons tué.
En voyant la
pièce d’or, le vieux Gambara pleura ; puis il lui vint une
réminiscence de ses anciens travaux scientifiques, et le pauvre
compositeur dit, en essuyant ses larmes, une phrase que la
circonstance rendit touchante : ― L’eau est un corps brûlé.
Paris, juin
1837.
À propos de cette édition électronique
Texte libre
de droits.
Corrections,
édition, conversion informatique et publication par le groupe :
Ebooks libres
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site web du groupe :
–
Juillet 2010
–
– Source :
Efélé.net :
http://efele.net/ebooks/balzac/
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