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mardi 22 septembre 2020

Ce que dit Rabindranath Tagore de la musique

Rabindranath Tagore (1861-1941) n'était pas seulement poète, peintre, philosophe et source d'inspiration pour le grand cinéaste Satyajit Ray. Il était aussi compositeur et le texte ci-dessous permet de prendre la mesure de l'importance qu'il vouait à la musique et de la place essentielle, cosmique, qu'il lui reconnaissait. 

Est-ce qu'un Bach, un Mozart et même le tumultueux Beethoven (qui s'intéressait aux vedas) auraient trouvé à redire à ce texte magnifique qui, depuis l'orient, fait si puissamment écho aux aspirations des grands compositeurs occidentaux?

(…) La musique est la forme la plus pure de l’art, et par conséquent l’expression la plus directe de la beauté. Sa forme et son esprit sont uniques et simples, et le moins encombrés d’éléments étrangers. Nous paraissons sentir que la manifestation de l’infini dans les formes limitées de la création est la musique même, silencieuse et visible. Le ciel nocturne, qui inlassablement répète les étoiles, est semblable à un enfant étonné par le mystère de ses premières paroles, qui murmure sans fin le même mot et l’écoute dans une joie intarissable. Sous le ciel pluvieux de juillet, lorsque l’obscurité épaisse recouvre les prairies, que la pluie persistante étend voile après voile sur le silence de la terre assoupie, le « toc, toc » lancinant des gouttes d’eau qui tombent semble être en vérité l’obscurité du son. La ligne épaisse et sombre des arbres estompés, les buissons épineux dans les prés nus, comme autant de nageuses aux chevelures défaites, l’odeur de l’herbe humide et du sol détrempé, le pinacle du temple au dessus de la masse d’obscurité profonde qui cache les chaumières – tout semble autant de notes qui s’élèvent au cœur de la nuit, se perdent et se mêlent dans le son monotone de la pluie incessante qui remplit tout le ciel. 

C’est pourquoi les vrais poètes, ceux qui sont prophètes, cherchent à représenter l’univers en termes de musique. Ils emploient rarement des symboles de peinture pour exprimer l’épanouissement des formes, la fusion infinie des lignes et des tons qui se déroulent à chaque instant sur la palette du ciel bleu. 

Ils ont leurs raisons. Le peintre a besoin d’une toile, de pinceaux, de couleurs. La première touche qu’il applique est loin de donner toute son idée. Et lorsque l’œuvre est terminée, que l’artiste est parti, la peinture reste seule, comme une veuve ; les touches incessantes données avec amour par la main créatrice ont cessé.

Le chanteur au contraire a en lui tout ce qu’il lui faut. Les notes jaillissent de sa vie ; elles ne sont pas des matériaux importés de l’extérieur. Son idée et son expression sont comme frère et sœur ; souvent ils viennent au monde jumeaux. Dans la musique, le coeur se révèle immédiatement ; il n’est soumis à aucune restriction imposée par les éléments étrangers.

C’est pourquoi la musique nous donne à chaque pas la beauté de l’ensemble, bien qu’elle doive aussi se compléter, comme tous les autres arts. Comme moyen d’expression, les mots eux-mêmes sont des limitations, car leur sens doit être imaginé par la pensée. La musique au contraire ne doit jamais dépendre d’un sens apparent ; elle exprime ce que les mots ne pourront jamais dire.

Et qui plus est, la musique et les musiciens sont inséparables. Lorsque le chanteur part, son chant meurt avec lui ; il est éternellement uni à la vie à la joie de son maître.

Le chant cosmique n’est jamais un instant séparé du Chanteur. Il n’est pas composé de matériaux étrangers. C’est Sa joie elle-même qui prend forme sans cesse. C’est le grand cœur dont les battements font frémir le ciel.

Dans chaque accord de cette musique, il y a une perfection qui est la révélation de la plénitude dans l’incomplet. Aucune de ses notes n’est finale et pourtant chacune reflète l’infini.

Qu’importe si nous ne comprenons pas le sens de la grande harmonie ? N’est-ce pas comme l’archet qui touche une corde et en tire aussitôt toutes les sonorités ? C’est le langage de la beauté, c’est la caresse qui vient du coeur du monde et qui va droit à notre cœur.

La nuit dernière, dans le silence qui emplissait les ténèbres, j’étais seul et j’entendais la voix de Celui qui chante les mélodies éternelles. Quand je me suis endormi, j’avais en fermant les yeux cette dernière pensée : même pendant que je suis inconscient dans le sommeil, la danse de la vie continuera dans le champ silencieux de mon corps endormi, à la même cadence que là-haut les étoiles. Le cœur battra, le sang bondira dans les artères, et les millions d’atomes qui vivent dans mon corps vibreront en mesure avec la harpe qui frémit sous le doigt du grand Maître.