Une fois n'est pas coutume, Le Monde a publié samedi 19 avril une excellente interview d'Yves Bonnefoy poète, critique et traducteur qui, depuis cinquante ans, s'attache à rendre en français l'univers de Shakespeare.
![](https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEhYH4X44rA8Af3QYYt-utrX1oZVD1ASUJaFj1uAH015DAeJDhe8-6XYvVrwHa2tkkfRqqTthlD8Yo9pw104bf23Ax8VXHBwOSDuJZhZEEbSPE9MakrHFsfwyzYiKl5oIqDqd08e1WCl1Nr2/s1600/Yves+Bonnefoy.jpg)
L'auteur de L'Arrière-Pays et de
L'Heure présente, né à Tours en 1923 et nobélisable depuis des
années, n'a jamais cessé, depuis les années 1950, ce compagnonnage
avec l'auteur élisabéthain, dans un mouvement où se confondent,
comme dans toute son œuvre, conscience existentielle et aspiration
poétique. Il revient aujourd'hui sur ce parcours, alors que paraît,
chez Gallimard, Shakespeare : théâtre et poésie, un recueil
réunissant ses essais sur l'auteur d'Hamlet - déjà publiés,
séparément, avec les traductions des pièces éditées en "
Folio " Gallimard - et un texte inédit.
Comment avez-vous rencontré
Shakespeare ? En le lisant ? En voyant ses pièces au théâtre ?
C'est au lycée que j'ai pris
conscience de l'œuvre et de la personne de Shakespeare. Il y avait
dans mon livre d'exercices de langue anglaise une bonne part de la
grande scène, dans Jules César, où Antoine dresse la plèbe contre
Brutus. Enthousiasmé par le passage - " Vous connaissez ce
manteau... " - où il montre à la foule le corps de César
assassiné, j'ai commencé à traduire cette harangue. Ce fut ma
première expérience de ce théâtre, disons plus précisément de
la parole dans ce théâtre. Mais de longues années passèrent avant
que je ne retrouve Shakespeare sur une scène, ce qui d'ailleurs ne
me priva nullement de l'œuvre. Shakespeare, pour moi, c'était alors
tout comme aujourd'hui ces mots qui par eux-mêmes mènent l'action,
sans besoin de décors ni même d'acteurs. Et j'avais aussi et
surtout à me frayer un chemin dans des textes que leur difficulté
n'était pas sans me refuser de bien des façons. Je n'étais ni
anglophone ni angliciste.
Qu'avez-vous éprouvé, alors, au
moment où vous avez abordé la traduction de ses pièces, au début
des années 1950 ? Quels personnages, quelles pièces, quels passages
vous touchaient particulièrement ?
Ce que j'ai éprouvé, quand Pierre
Leyris voulut bien me confier la traduction de Jules César et
d'Hamlet, pour les œuvres complètes dont il entreprenait l'édition
? D'abord l'immense plaisir de pouvoir me donner le temps
d'approfondir les connaissances linguistiques, philologiques et
historiques sans lesquelles le texte de Shakespeare ne livrerait
qu'une part bien trop faible de son extrême richesse. Donnant
priorité à ce travail sur d'autres que j'avais alors en chantier,
j'allais pouvoir me plonger dans les éditions critiques et les
glossaires qui restituent au lecteur de notre siècle une grande part
de la polyphonie de pensées et de sentiments qu'embrassent beaucoup
des pièces de Shakespeare.
J'allais pouvoir le rencontrer
véritablement, et ma chance, ce fut que la générosité de Pierre
Leyris fut telle, à mon égard, que je me retrouvai, après le petit
examen qu'il me fit subir, chargé des deux pièces qu'à cette
époque je souhaitais le plus tenter de comprendre. Hamlet, bien sûr,
parce que tout dans cette œuvre parle à notre siècle aussi out
of joint - " hors de ses gonds " - que le sien ; Jules
César, que j'avais gardé en esprit depuis mon premier grand
étonnement ; et même l'une sous le regard de l'autre parce que le
drame romain, qui semble au premier abord une réflexion surtout
politique, est en fait, et de façon étonnante, la préfiguration de
la tragédie où accèdent à la conscience des intuitions et un
souci qu'on peut dire la poésie. Grâce au travail que j'avais à
faire, je pus réfléchir tout de suite à deux personnages, Brutus,
Hamlet, qui à mes yeux décident ensemble de tout le théâtre de
Shakespeare et, à travers lui, parlent fort à notre modernité. Et
cela me permit d'aller plus droit et plus vite vers la pièce sœur
d'Hamlet dans la pensée shakespearienne, le Conte d'hiver, que
Pierre Leyris m'accorda aussi, bientôt après, de traduire.
Comment avez-vous abordé la
traduction ? Quelles ont été les difficultés ? Les enjeux, pour
vous ? Les traducteurs parlent souvent de " fidélité ".
Mais fidélité à quoi ?
L'enjeu, pour moi, c'était de sauver
dans la traduction cette voix qui monte chez Shakespeare des
situations les plus diverses qu'il met en scène. Une voix qui est
expérience de l'être même, découverte des catégories de pensée
et des valeurs qui inscrivent la conscience de soi dans l'universel.
La voix, dans Antoine et Cléopâtre, de la reine d'Egypte
revendiquant au moment de sa mort, et même manifestant, dans des
vers sublimes, cette " nobleness " que Shakespeare,
et c'est un de ses grands mérites, a su reconnaître dans l'être au
monde des femmes. Etre fidèle à cette accession à soi de
Cléopâtre, ou de Desdémone, mais aussi de Lear, même d'Hamlet en
dépit de ses hésitations si tragiques, oui, ce fut d'emblée mon
grand désir.
Mais ce qui porte cette voix, ce qui la
permet, ce qui lui assure sa vérité, dans la langue anglaise, c'est
ce vers extraordinaire dont cette langue dispose, le pentamètre
iambique. L'iambe est la poésie même, puisqu'il va d'un accent
faible à un accent fort comme par l'effet d'un profond
ressaisissement que la personne fait de soi-même, mais ce vers nous
est refusé, à nous Français, puisque nous n'avons pas dans nos
mots d'accent tonique.
C'est la principale difficulté de
la traduction de Shakespeare dans notre -langue ?
Oui, cette disparité des deux
prosodies qui doit alarmer et orienter la recherche. Et c'est
évidemment ce que j'ai tenté de ne pas perdre de vue. Tout s'est
joué pour moi - y compris l'interprétation des scènes - dans ma
pratique du vers, avec la découverte que j'ai pu faire alors des
pouvoirs du vers de onze pieds, que notre tradition prosodique n'a
pas aimé, parce qu'il est trop intensément une écoute du temps
comme il faut le vivre, dans le boitement, l'inquiétude. Mais il a
pourtant ses lettres de noblesseen français : le Rêve
intermittent, de Marceline Desbordes-Valmore, un poème
bouleversant ; Crimen amoris, de Verlaine ; Rimbaud dans
Michel et Christine.
Mais voyez : cette attention au vers,
c'est aussi un regard sur la mise en scène. Car se recentrer sur le
vers met l'accent sur ce qui se joue dans la parole, c'est demander
une écoute, c'est préférer la scène nue ou presque à tout décor,
et surtout c'est se refuser à des gestes d'acteur à l'appui du
texte, à toute cette agitation d'hommes et de femmes courant à
droite et à gauche sur la scène comme si souvent aujourd'hui. Et
hurlant, parfois, quand ils devraient seulement parler. Je suis sûr
que Shakespeare pensait ainsi, lui aussi. La scène du Globe était
presque vide.
Comment ce travail sur la matière
même du texte, sur les mots, les vers, le rythme, le souffle, vous
a-t-il mené à la conviction que c'est la poésie - et la poésie
comme " parole de vérité ", comme saisissement du monde -
qui est au cœur du projet théâtral de Shakespeare ?
Je l'avais eue, cette conviction, dès
ma première rencontre de ces grands textes qui avait été, plus ou
moins, une écoute comme je viens de dire que ce doit être, même
quand on assiste à des représentations - comme on dit - d'Hamlet,
de Macbeth. Si bien, croyez-moi, que je trouverais on ne peut plus
naturel qu'une obscurité totale enveloppe scène et salle : on ne
verrait rien mais on entendrait, on percevrait mieux dans le noir la
respiration des mots dans le texte.
Et, plutôt que cette évidence de la
poésie dans les œuvres, ce que mon travail m'a permis d'entrevoir,
c'est la façon dont la poésie, comme telle, a gagné en profondeur
et en vérité en quittant au siècle élisabéthain son habitat de
l'époque - dans des poèmes, un lieu barricadé en ses formes fixes,
oublieux du dehors, voué aux stéréotypes -, pour venir vivre chez
Shakespeare, vivre avec lui. C'est là une des pensées qui me sont
venues quand je traduisais, tragédies surtout mais aussi poèmes, et
m'étonnant alors des sonnets que Shakespeare avait écrits, par tant
d'aspects si déconcertants.
Je crois que ce poète a compris que la
poésie, qui naît du nombre et des rythmes, a le devoir d'empêcher
ces nombres de se refermer sur eux-mêmes, de faire d'elle un simple
objet esthétique ; et qu'alors il a décidé que c'est le théâtre,
avec ses protagonistes divers, ses affrontements, ses situations
imprévues et souvent immaîtrisables, qui peut le mieux assurer ce
salut, cette vie, de la forme dans la parole. Il a réfléchi à cela
en écrivant ses sonnets, probablement voulus pour précisément
faire cette expérience, et il a choisi aussitôt après de se vouer
une seconde fois et plus que jamais au théâtre : au moment de
Jules César, puis tout de suite d'Hamlet, après quoi ce fut cet
enchaînement des œuvres majeures, d'Othello au Conte d'hiver et à
La Tempête.
De quelle manière ce travail sur la
traduction de Shakespeare s'est-il articulé avec votre propre
recherche de poète, ce travail sur la présence au monde, tendu vers
l'immanence du réel contre la pensée conceptuelle ? Comment les
deux se sont-ils nourris l'un l'autre, pour " fuir cette
supposée poésie qui n'est que vaine littérature " ?
C'est là une question difficile, car
je ne maîtrise pas ce que vous appelez mon " travail ".
J'ai bien une idée de la poésie, mais qui ne recouvre nullement ni
véritablement ne m'éclaire ce qui se passe dans celui-ci. Disons
qu'il y a eu d'une part ce souci du vers shakespearien dont je viens
de vous parler : en modifiant ma propre pratique prosodique ce vers
tout " existentiel " a bien dû modifier ma relation à
moi-même, m'encourageant à ce désir d'immédiateté, de pleine
présence au monde que certes j'avais déjà, d'où d'ailleurs mon
intérêt du premier instant pour Shakespeare. Et d'autre part j'ai
beaucoup appris sur la vie, comme aussi sur la poésie, en
traduisant, c'est-à-dire en examinant de très près, mot par mot,
les tragédies ou telle comédie ou chronique. Chaque fois que j'ai
traduit une pièce j'ai écrit un essai sur elle - ces préfaces que
je rassemble en volume exactement ces jours-ci -, et si j'ai tenté
ces analyses, c'est parce qu'elles me faisaient, si je puis dire, du
bien, en me permettant de mettre en ordre, de méditer ce que ces
œuvres donnent à qui veut bien les entendre. On ne sort pas le même
d'Othello ou de La Tempête après avoir passé plusieurs mois à les
traduire.
Votre analyse d'" Hamlet "
a nourri la mise en scène, qui a fait date, de Patrice Chéreau, en
1988, avec Gérard Desarthe dans le rôle-titre. Quelles sont les
mises en scène shakespeariennes qui vous ont marqué ?
Je ne sais pas si ma lecture d'Hamlet a
influencé la mise en scène de Patrice Chéreau, qui aimait
réfléchir aux œuvres et prenait le temps de le faire, mais je me
souviens, avec émotion maintenant, puisque nous l'avons perdu, des
heures qu'avant ses grandes décisions de mise en scène d'Hamlet au
Palais des Papes, à Avignon, nous avons passées à lire la pièce,
texte et traduction, mot par mot, lui s'arrêtant à tout ce qui dans
mon texte français mettait en question le sens qu'il élaborait. Si
bien d'ailleurs que j'ai tiré de ce travail en commun deux bonnes
dizaines d'amendements de ma traduction, parce que sa pensée était
judicieuse.
Après quoi je n'en fus pas moins
surpris par les inventions de son spectacle, par exemple ce coup de
génie, le cheval noir qui déboulait sur la scène avec le roi mort
en selle. Quand Patrice Chéreau est mort, nous faisions la même
sorte de lecture avec cette fois Comme il vous plaira, qu'il
s'apprêtait à monter. Et pour répondre à votre question, je vous
dirai que ces souvenirs m'empêchent de penser bien clairement aux
autres Shakespeare que j'ai vus, pas si nombreux d'ailleurs.
J'attends beaucoup du Roi Lear mis en scène à présent par
Christian Schiaretti, que je n'ai pu voir encore quand il a été
créé à Villeurbanne. J'ai vivement apprécié la très probe
entreprise de la Royal Shakespeare Company, ce rendu de l'œuvre
complet avec, par exemple, un Iago mystérieux, terrifiant,
inoubliable. Et récemment j'ai regardé, subjugué, bien que sans
pouvoir suivre l'action dans son détail, Le Roi Lear du cinéaste
russe Grigori Kozintsev (1971) dont le protagoniste est un acteur
extraordinaire.
Ce sont là des mises en scène pour la
télévision ou le cinéma...
Oui, avec leurs horizons ouverts, non
limités par les parois d'une salle, ce qui pose un problème que
Shakespeare n'a pu prévoir, mais qu'il aurait aimé méditer, j'en
suis bien sûr : celui de l'affrontement des œuvres à la réalité
la plus vaste, au monde comme il est dans ses grands espaces, ses
foules, ses autres événements que ceux auxquels s'attachent les
pièces. Tout à l'heure je disais que Shakespeare n'était qu'une
parole qui peut être dite sur scène nue, un dire parfaitement
suffisant en ses mots et par ses mots : et ce fait peut sembler ôter
tout intérêt à leur mise en rapport avec les lointains du monde,
mais non, c'est tout le contraire qui est vrai.
Car une telle parole, c'est tout ce qui
est et tout ce qui vit qu'elle a dans le champ de sa réflexion. Si
elle n'a que faire d'un rendu scénique encombré des choses du
proche, elle se sent concernée, instinctivement, par tout ce qui a
lieu dans ce monde, par ses us et façons, par la façon dont les
êtres vivent : pensez à Hamlet se tournant vers ces nuages qui ont
forme de chameau, de belette, ou considérant ce " superbe
édifice ", le lieu terrestre, qu'il voit comme un champ de
ruines. Si j'étais un metteur en scène de Shakespeare, je ne
m'intéresserais guère aux façons dont il me faudrait meubler les
planches, mais j'aurais envie de transporter l'œuvre, avec ses
acteurs, ses événements, dans des foules sous la pluie ou dans des
montagnes, lieux où sa parole étouffée par les bruits, emportée
par les vents, n'en serait que plus audible, en sa profondeur. Je
parlais tout à l'heure d'un Hamlet joué dans le noir. Dont les
spectateurs ne percevraient rien que les voix, dont les acteurs,
même, ne se verraient pas du tout entre eux. C'était déjà cette
idée d'une scène très élargie, car ce noir, c'est celui qui règne
entre les étoiles, c'est ce non-être dont Hamlet ne cesse pas de
faire l'objet de sa réflexion.
C'est son " To be or not to be
" ?
Oui, la question que toute poésie pose
et se pose. Veux-je être, ne le veux-je pas, c'est la décision
qu'il faut prendre. Dans ce " to be or not to be " au cœur
d'Hamlet, Shakespeare se dirige vers ce point où théâtre et poésie
confondus peuvent rendre au monde et son ampleur et son être.
Propos recueillis par Fabienne Darge
Rêve intermittent d'une nuit triste
Marceline Desbordes-Valmore
Ô champs paternels hérissés de charmilles
Où glissent le soir des flots de jeunes filles !
Ô frais pâturage où de limpides eaux
Font bondir la chèvre et chanter les roseaux !
Ô terre natale ! à votre nom que j'aime,
Mon âme s'en va toute hors d'elle-même ;
Mon âme se prend à chanter sans effort ;
À pleurer aussi, tant mon amour est fort !
J'ai vécu d'aimer, j'ai donc vécu de larmes ;
Et voilà pourquoi mes pleurs eurent leurs charmes ;
Voilà, mon pays, n'en ayant pu mourir,
Pourquoi j'aime encore au risque de souffrir ;
Voilà, mon berceau, ma colline enchantée
Dont j'ai tant foulé la robe veloutée,
Pourquoi je m'envole à vos bleus horizons,
Rasant les flots d'or des pliantes moissons.
La vache mugit sur votre pente douce,
Tant elle a d'herbage et d'odorante mousse,
Et comme au repos appelant le passant,
Le suit d'un regard humide et caressant.
Jamais les bergers pour leurs brebis errantes
N'ont trouvé tant d'eau qu'à vos sources courantes.
J'y rampai débile en mes plus jeunes mois,
Et je devins rose au souffle de vos bois.
Les bruns laboureurs m'asseyaient dans la plaine
Où les blés nouveaux nourrissaient mon haleine.
Albertine aussi, sœur des blancs papillons,
Poursuivait les fleurs dans les mêmes sillons ;
Car la liberté toute riante et mûre
Est là, comme aux cieux, sans glaive, sans armure,
Sans peur, sans audace et sans austérité,
Disant : « Aimez-moi, je suis la liberté !
« Je suis le pardon qui dissout la colère,
Et je donne à l'homme une voix juste et claire.
« Je suis le grand souffle exhalé sur la croix
Où j'ai dit : « Mon père ! on m'immole, et je crois ! »
« Le bourreau m'étreint : je l'aime ! et l'aime encore,
Car il est mon frère, ô père que j'adore !
« Mon frère aveuglé qui s'est jeté sur moi,
Et que mon amour ramènera vers toi ! »
Ô patrie absente ! ô fécondes campagnes,
Où vinrent s'asseoir les ferventes Espagnes !
Antiques noyers, vrais maîtres de ces lieux,
Qui versez tant d'ombre où dorment nos aïeux !
Échos tout vibrants de la voix de mon père
Qui chantaient pour tous : « Espère ! espère ! espère ! »
Ce chant apporté par des soldats pieux
Ardents à planter tant de croix sous nos cieux,
Tant de hauts clochers remplis d'airain sonore
Dont les carillons les rappellent encore :
Je vous enverrai ma vive et blonde enfant
Qui rit quand elle a ses longs cheveux au vent.
Parmi les enfants nés à votre mamelle,
Vous n'en avez pas qui soit si charmant qu'elle !
Un vieillard a dit en regardant ses yeux :
« Il faut que sa mère ait vu ce rêve aux cieux ! »
En la soulevant par ses blanches aisselles
J'ai cru bien souvent que j'y sentais des ailes !
Ce fruit de mon âme, à cultiver si doux,
S'il faut le céder, ce ne sera qu'à vous !
Du lait qui vous vient d'une source divine
Gonflez le cœur pur de cette frêle ondine.
Le lait jaillissant d'un sol vierge et fleuri
Lui paiera le mien qui fut triste et tari.
Pour voiler son front qu'une flamme environne
Ouvrez vos bluets en signe de couronne :
Des pieds si petits n'écrasent pas les fleurs,
Et son innocence a toutes leurs couleurs.
Un soir, près de l'eau, des femmes l'ont bénie,
Et mon cœur profond soupira d'harmonie.
Dans ce cœur penché vers son jeune avenir
Votre nom tinta, prophète souvenir,
Et j'ai répondu de ma voix toute pleine
Au souffle embaumé de votre errante haleine.
Vers vos nids chanteurs laissez-la donc aller :
L'enfant sait déjà qu'ils naissent pour voler.
Déjà son esprit, prenant goût au silence,
Monte où sans appui l'alouette s'élance,
Et s'isole et nage au fond du lac d'azur
Et puis redescend le gosier plein d'air pur.
Que de l'oiseau gris l'hymne haute et pieuse
Rende à tout jamais son âme harmonieuse ;
Que vos ruisseaux clairs, dont les bruits m'ont parlé,
Humectent sa voix d'un long rythme perlé !
Avant de gagner sa couche de fougère,
Laissez-la courir, curieuse et légère,
Au bois où la lune épanche ses lueurs
Dans l'arbre qui tremble inondé de ses pleurs,
Afin qu'en dormant sous vos images vertes
Ses grâces d'enfant en soient toutes couvertes.
Des rideaux mouvants la chaste profondeur
Maintiendra l'air pur alentour de son cœur,
Et, s'il n'est plus là, pour jouer avec elle,
De jeune Albertine à sa trace fidèle,
Vis-à-vis les fleurs qu'un rien fait tressaillir
Elle ira danser, sans jamais les cueillir,
Croyant que les fleurs ont aussi leurs familles
Et savent pleurer comme les jeunes filles.
Sans piquer son front, vos abeilles là-bas
L'instruiront, rêveuse, à mesurer ses pas ;
Car l'insecte armé d'une sourde cymbale
Donne à la pensée une césure égale.
Ainsi s'en ira, calme et libre et content,
Ce filet d'eau vive au bonheur qui l'attend ;
Et d'un chêne creux la Madone oubliée
La regardera dans l'herbe agenouillée.
Quand je la berçais, doux poids de mes genoux,
Mon chant, mes baisers, tout lui parlait de vous ;
Ô champs paternels, hérissés de charmilles
Où glissent le soir des flots de jeunes filles.
Que ma fille monte à vos flancs ronds et verts,
Et soyez béni, doux point de l'Univers !